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Chronique de janvier 2015

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... Â»

 

La maladie met les hommes dans d’étranges états. Les plus vigoureux, ceux dont le courage et la force n’avaient jamais été mis en doute font, lorsque la maladie les prend,  de surprenants voyages dans leur propre passé. Ils retournent en enfance. Ils redeviennent fragiles, malléables, crédules, prêts à toutes les folies pour retrouver cet état de grâce que l’on méconnaît tant qu’on y nage : la santé.

C’est pour cela que le docteur est un homme si important. On dit d’ailleurs « Monsieur le Docteur Â» par chez nous, avec toutes les majuscules honorifiques et un peu  obséquieuses que cela suppose. Parce qu’au-delà de cette science qu’il possède et que le péquin de base ne possède ni ne possédera, Monsieur le Docteur possède un pouvoir. Un empire sur le corps, sur cette incroyable machinerie de boyaux et de viscères que nous prenons tant de soin à ignorer pour peu qu’elle fonctionne.

Mais le plus grand pouvoir, ce n’est pas le docteur qui le détient. C’est le rebouteux.

 

 

Le rebouteux ne s’attaque pas qu’au corps. Il a la main sur l’âme...

Et si l’on voit les maux du corps, on sait si peu sur ceux de l’âme ! Le rebouteux de chez nous avait pour nom Malisse. Hasard du patronyme ou déformation des années, notre Malisse avec ses deux « s Â» n’avait rien à rendre à la malice avec un « c Â». Il vivait au bout d’un chemin, au sens propre du terme puisque derrière sa maison ne s’étendait qu’une vaste étendue vallonnée de prairies. Cette maison avait tout du trou de sotai, je dois le dire, et les rares occasions qui m’ont été données d’y pénétrer
n’ont pas été faites pour me rassurer.

C’était un antre plus qu’un logis. Sombre, souvent enfumé et toujours encombré d’objets hétéroclites, herbes en bouquets, plumes, préparations et onguents divers, crânes de rongeurs et autres étrangetés dont j’ai toujours soupçonné qu’ils n’étaient là que pour honorer une sorte de mystère à la fois folklorique et puissamment troublant.

Les gens du coin ne l’avouaient pas, bien entendu, mais ils allaient voir Malisse plus vite et plus souvent que « Monsieur le Docteur Â». Ils y allaient à la fois avec l’assurance que le rebouteux les tirerait de leurs maux et avec la peur chevillée au ventre. Malisse n’était pas un homme facile. Il avait la langue leste et le regard acéré d’un renard. Pourtant, le village faisait avec lui bon ménage.

Jusqu’à ces semaines du printemps 1916.

Nous étions alors enfoncés jusqu’au cou dans la lenteur d’un temps d’occupation que rien ne semblait vouloir faire évoluer. L’époque était morose, apathique, paralytique pour ainsi dire. Rien ne semblait devoir changer, ni vers la défaite, ni vers la victoire. Les nouvelles qui nous parvenaient du front étaient toujours plus idiotes. Des avancées millimétriques sur les cartes d’Etat major qui se soldaient par des dizaines de milliers de morts. Idioties.

Si nos conditions d’existence n’avaient pas été à ce point précaires, c’est l’ennui qui nous aurait tués.

Jusqu’à ce que les vaches ne produisent plus de lait.

Je n’en fus pas averti immédiatement. Le fermier Justin, première victime de cette étrange maladie du bétail, était un homme de chez nous : peu prompt à avertir la maréchaussée de ses maux. Il avait l’intention, c’est certain, de trouver lui-même remède à ses soucis.

Mais les rumeurs courent les chemins plus vite que les automobiles, par chez nous, et Pétronille, bonne du curé, vint m’en souffl er demi-mot après trois jours à peine. Rien n’est plus lourd à porter qu’un secret...

Si l’affaire ne paraissait pas bien grave vu des bourgeoises hauteurs du bourgmestre, je m’en inquiétai pourtant très vite. C’est que toucher aux bêtes d’un fermier, c’est atteindre à sa famille ! Je craignais que Justin n’aille s’échauffer les sangs jusqu’à commettre un acte regrettable.

Il faut avouer que le mystère était complet. Les bêtes se portaient comme des charmes, mais lors de la traite matinale, tantôt l’une, tantôt l’autre, ne donnaient plus une goutte de lait.

Une indiscrétion bousculant l’autre, le village entier fut bientôt mis au courant de l’affaire. Et chacun d’y aller de son analyse. Pour les uns, le temps détraqué par les inventions toujours plus folles des militaires. Pour les autres, un Dieu de colère qui aurait jeté son courroux sur nos pauvres têtes. Et pour certains, une sombre magie.

Cette explication-là, la plus idiote, fut aussitôt acceptée comme la seule possible. Si les vaches étaient taries, c’est que Malisse y était pour quelque chose ! Cet homme, après tout, possédait des secrets que seul le diable pouvait lui avoir inspirés ! Il fallait l’empêcher de nuire, et vite !

Allez donc contredire un Soumagnard lorsqu’il s’est fait une opinion ! Autant pisser dans un violon. J’eus beau tempérer, argumenter, gronder et menacer, rien n’y fit ! Les fermiers du coin s’étaient ligués en milice et s’apprêtaient à aller régler son compte au rebouteux coupable soudain de toutes les difficultés que la guerre nous causait.

Enfi n, dès qu’ils en auraient trouvé le courage... chose qu’ils s’employaient à faire à grand renfort de péket et de coups de gueule braillards.

Il fallait enquêter. Et vite.

Le printemps était doux, je décidais de passer la nuit dans l’étable auprès des vaches de Justin pour m’assurer qu’aucune diablerie ne venait les perturber après le coucher du soleil. J’y passais plusieurs nuits, luttant contre le sommeil, sous la seule pâleur de la lune. Mais rien. Pas un mouvement, pas un bruit.

Faut-il que je l’avoue ? Pendant ces longues heures de veille où l’esprit n’a que lui-même comme confident, mes pensées se tournèrent plusieurs fois vers l’explication des paysans. Et si, finalement, c’était bien Malisse le responsable ? Et s’il y avait effectivement de la diablerie là-dessous ? Après tout, nous savons bien peu du monde et de ses mystères...

A de nombreuses reprises, le chant d’une chouette, le frou-frou d’un rongeur dans les herbes ou le hurlement d’un chien me donnèrent le frisson. Et puis, l’impatience s’en mêlait ! Si je ne trouvais pas rapidement la solution, les hommes, eux finiraient par trouver le courage... Et la vie de Malisse pourrait bien se fi nir plus tôt que prévu. Et bien
plus brutalement.

L’affaire avait tout du « mystère de la chambre jaune Â» dont je venais de terminer la lecture. Etable fermée de l’intérieur, moi devant la porte toute la nuit, et pourtant des vaches sans lait au soleil levant !

Ce n’est que le quatrième matin que je compris enfin le fin mot de l’histoire. Il était plus que temps, d’ailleurs : les hommes, ayant passé la nuit entière à puiser leur audace dans un cruchon titrant facilement ses 45 degrés, titubaient à l’assaut des chemins pour en finir avec Malisse. Je les arrêtais au passage pour leur montrer ma découverte. Une surprise qui n’était pas plus haute que trois pommes. La gamine, qui s’était endormie dans une botte de paille, avait encore la moustache blanche du buveur de lait et serrait sur son ventre trois gourdes encore tièdes du précieux liquide. Son seul secret était une agilité hors normes qui lui avait permis de se frayer un chemin par le faîte du toit en passant par les plus hautes branches d’un marronnier. J’aurai juré que seul un écureuil était capable d’un exploit pareil, mais la fillette avait tout du rongeur. Quand même, des branches aussi fines auraient dû se briser...

J’y repenserai le soir même, en allant rassurer Malisse qui me congédia d’une secousse du menton, avec un grand sourire en me lâchant : « V’savez, Champêt ! Tant qu’les marroniers s’ront solides, le lait ne m’manquera pas Â». Je crois que je souriais aussi.

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