top of page

Chronique de mars 2015

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... Â»

 

Le plus terrible, petit, c’est la faim.

Pas la faim saine et joyeuse qui te prend quand tu rentres de promenade, bien sûr. Pas cette fringale soudaine que donne le grand air et qui te fait soudain te sentir plus vivant, presque plus énergique. Cela, petit, c’est l’appétit et l’appétit est le conjoint de la vie.

La faim est compagne de mort.

La faim est une bête vicieuse, un rongeur méprisable qui se tapit au plus profond de ton être pour y faire son incessant travail de sape. Un rongeur, c’est ça. Minuscule  d’abord, tout en petits pincements, en morsures sans vraies gravités mais dont les douleurs accumulées t’ajoutent un poids, une lourdeur, une absence au fond du corps.

La faim t’accompagne partout et toujours. Elle ne te quitte pas une seconde. Tu crois pouvoir l’oublier, parfois, mais elle ne t’oublie pas. Elle ne te laisse pas faire. Il n’est rien, pas le moindre geste, pas la moindre parole, pas le moindre regard qu’elle n’accompagne de son vide grandissant.

 

 

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... Â»

 

Les hommes ont une étonnante faculté à remettre leurs pas dans les sentiers battus de l’habitude. Quelles que soient leurs difficultés, quelles que soient les horreurs que le monde leur fait pleuvoir sur le crâne, que les temps soient à la guerre, à la famine ou à l’épidémie, ils se raccrochent comme à une dernière bouée salvatrice à leurs gestes quotidiens.

Il peut pleuvoir des obus, les troupes ennemies peuvent défi ler au pas cadencé dans les rues, le meurtre, la torture, l’infamie peuvent se répandre comme vermines dans un grenier abandonné, les habitudes reprennent le dessus aussi vite qu’un dégel de printemps.

 

 

Nous n’avions qu’à peine eut le temps de pleurer nos morts, si nombreux pourtant, nous étions encore sous le choc terrible des actes de barbaries perpétrés par les hordes allemandes qui avaient déferlés aux premiers jours d’août, nos maisons étaient détruites, nos vies en danger, nos valeurs bouleversées... et pourtant, nous continuions à  vaquer à nos minuscules usages dès potron-minet. On pourrait se dire pourtant que lorsque le monde semble être arrivé au bout de sa longue course, lorsque le chemin de  nos vies parait ne plus déboucher que sur un gouffre, nous devrions prendre le temps de nous arrêter, fut-ce une courte minute, pour observer un peu ce que nous avons fait, ce que nous laissons derrière nous de souvenirs aimables ou d’actes regrettés... Mais non ! Nous avançons, toujours, nez dans le guidon, tête baissée, yeux fermés,  marchant, courant parfois droit devant comme pour tirer la vie à nous comme on tire une couverture...

Je ne sais, petit Charles, s’il faut y reconnaître de l’aveuglement ou la juste volonté de ne pas sombrer avec un navire que nous ne manoeuvrons finalement que si peu...

L’instituteur Mattisse, qui oeuvrait à l’école Sainte-Marie, était un homme si imprégné des exigences de l’éducation des enfants qu’il en était presque effrayant. Sa rigidité dans l’application de la discipline avait pour ainsi dire contaminé son corps entier, faisant de lui un homme sec et longiligne, sombre de traits et d’habits, de caractère fermé, dur jusqu’à l’intransigeance. On ne le voyait sourire que rarement, et plus rarement encore d’un sourire qui ne soit sarcastique. Les erreurs des enfants, comme celles des adultes, qu’elles soient d’orthographe, de calcul ou de savoir vivre, étaient autant de pierres dans son jardin intime.

Matisse était, à juste titre, un homme respecté. On ne pouvait l’imaginer qu’honorable, pondéré, veillant d’un oeil sévère sur la bonne tenue de ses classes dans lesquelles,  tu l’imagines, aucun comportement qui eut pu troubler l’apprentissage ne trouvait grâce à ses yeux.

Ainsi, les Allemands n’avaient qu’à peine passé les limites de notre commune, qu’il reprit la classe avec autant, sinon plus, de sévérité qu’auparavant.

Tu ne le sais peut-être pas, petit Charles, mais en 1914 l’école était quelque chose d’important. De fondamental. Je ne sais pas e qu’elle sera devenue lorsque tu me liras, je ne sais pas si elle aura gardé le cap, si elle sera restée le garde-fou de l’éducation, du savoir vivre ensemble, je ne sais pas si l’école sera encore cet incroyable instrument d’émancipation, de libération des esprits et des corps, cet unique moyen de faire en sorte que le monde ne reste pas aux mains de quelques vieillards avides de pouvoir et d’argent... Je ne sais pas... Ce que je sais, c’est qu’à mon époque, l’école était tout cela.

Depuis quelques mois seulement, une loi imposait aux enfants l’obligation de s’y rendre. La bataille avait été rude pour l’obtenir, cette lo  ! Mais c’était chose faite et jusqu’à 14 ans, les enfants étaient ainsi protégés du monde du travail.

A Sainte-Marie, les journées avaient donc repris leur cours, ponctuées dès l’entrée dans la cour de récréation, de toutes ces menues traditions scandées de coups de cloches et de rappel au sifflet. Premier coup de cloche, mise en rang, par ordre de taille, écartement de la distance d’un bras et silence. Deuxième coup, mise en marche des rangs dans un grand raclement de sabot et entrée en classe, chacun derrière son banc, dans un garde-à-vous rigide et silencieux. Puis entrée de l’instituteur, férule en main, regard sourcilleux et prière. Enfin, la permission de s’asseoir et l’ordre donné, souvent au premier de classe, de lire l’éphéméride du jour, citation biblique à l’appui.

Si Matisse était craint pour sa sévérité, il était au moins aussi respecté pour son savoir (qui était grand) et l’indéfectible volonté qu’il avait de le transfuser à ses élèves, aux plus faibles d’entre-eux surtout ! Cet instituteur là avait chevillée à l’âme la volonté farouche de faire comprendre à ceux qu’un manque de confi ance en eux faisait paraître plus obtus qu’ils étaient capables ! Qu’ils pouvaient y arriver ! Et rien, ni guerre, ni parents opposés à la perte fi nancière que pouvait représenter un jeune homme de 12 ans sans travail, rien ne l’en faisait démordre. Il cherchait, sans cesse et par tous les moyens, à faire et à se faire comprendre. Ses méthodes étaient reconnues jusqu’à Liège, et au-delà peut-être, pour leur originalité, leur inventivité, leur efficacité aussi.

Il faut dire que l’homme ne lésinait pas sur le travail. Ses journées étaient aussi longues, plus peut-être, que celles des ouvriers de la Belle-Fleur. Il me l’a souvent répété : « ce n’est pas en se contentant d’une semaine de 25 heures que je pourrais y arriver, Champêtre ! Les enfants ont besoin de bien plus ! Â»

Je ne l’avais jamais vu prendre de vacances. Jusqu’à cette semaine d’octobre 1916 où il disparût presque quatre jours sans que personne soit à même de nous dire où il avait bien pu aller et pour combien de temps.

Cette semaine-là avait pourtant compté son poids de nouveauté ! Le Bourgmestre de l’époque, Frush, avait décidé d’une inspection générale des écoles. Les réglementations nouvelles venaient d’imposer une visite d’ordre médical dans les établissements et sans doute voulait-il s’assurer que les écoles de sa commune ne lui feraient pas honte par leur tenue sanitaire. Cette visite lui avait ouvert les yeux... Je n’ose pourtant imaginer qu’il ait pu ignorer la situation. Les enfants, certes obligés de venir à l’école, ne s’y présentaient bien souvent qu’avec la faim au ventre et aucun espoir d’y faire un repas correct. Il n’était pas rare d’ailleurs que l’un ou l’autre fi nisse par se trouver mal au beau milieu de la matinée, les estomacs étant souvent vides depuis la veille.

Devant cette situation, Frush eut l’idée d’imposer ce que nous appelâmes « l’oeuvre de l’oeuf Â» : chaque famille devait prendre un oeuf sur la ponte du jour et l’apporter à l’école pour qu’ils soient cuisinés et partagés entre tous les élèves, leur évitant ainsi de dépérir de faim.

Cette histoire d’oeuf titilla chez l’instituteur la fibre pédagogique : puisque l’oeuf était désormais à l’ordre du jour, il allait en faire profiter les connaissances des petits.

Et Matisse disparut pendant quatre jours.

Puis il revint, porteur d’un trésor qui marqua longtemps les esprits des petits et des grands.

Si je fus l’un des premiers à le revoir, c’est que son remplaçant de quelques jours vint me trouver en courant dès son retour, pressé qu’il était de lui laisser retrouver sa place.

L’instituteur portait toutes les marques de l’épuisement, sa longue redingote était salie de la poussière d’une marche visiblement longue, mais il souriait d’un air que je ne lui connaissais pas. Un air espiègle...

« J’ai dû faire plus de chemin que je ne le croyais, me dit-il. Vous saviez que le jardin zoologique d’Anvers a été dans l’obligation de se séparer, ou même de tuer, certain de ses animaux... Hé bien, l’institut de zoologie de Liège en a récupéré quelques-uns... dont des volatiles ! Â»

Et sur ces mots, devant les élèves médusés, l’instituteur sortit de sous son manteau l’oeuf énorme d’une autruche dont il se mit aussitôt à décrire le mode de vie comme s’il avait lui-même vécu dans les lointaines terres d’Afrique.

Aux yeux de l’instituteur, l’oeuvre de l’oeuf ne devait pas nourrir que les estomacs...

bottom of page