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Chronique de novembre 2014

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... Â»

 

C’est étrange, le début d’une guerre, petit Charles. En quelque sorte, ça ne commence pas vraiment. À un moment donné, c’est là, simplement, mais il est impossible de dire exactement depuis quand c’est là... On se souvient, bien sûr, des jours d’avant, des jours qui nous semblent toujours éclairés de soleil et de joies, et l’on traîne avec soi les jours d’après, les jours de deuil, de larmes, d’effroi et de violence. Mais d’un moment précis, je ne me souviens pas.

En y réfléchissant, je crois que la guerre se cachait au fond de nos esprits bien avant d’avoir commencé vraiment. Nous avions peur. Une peur malsaine, larvée, une peur  sourde, collante comme ces mauvaises sueurs qui collent à la peau par temps lourd. Depuis des semaines, on ne s’en débarrassait pas. La guerre !

 

Au village, on en parlait peu, pourtant. Mais les vieux en avaient encore le souvenir au fond des prunelles. Ils jetaient souvent des regards inquiets vers l’Est, et nous  regardions avec eux, pour ne rien voir, que des prairies vallonnées, des bocages, des arbres. Mais lorsque le soleil allongeait nos ombres devant nous, chaque arbre nous semblait soudain dissimuler un corps, les ombres plus profondes des fossés nous paraissaient receler des hommes en armes, le vent dans les feuillages était une troupe en marche, les meuglements lointains des vaches, des cris de champ de bataille. La peur nous tenait une compagnie importune, énervant les enfants plus que de coutume, brusquant les gestes des hommes et crispant les mâchoires des femmes.

La peur, petit, est la plus sournoise des compagnes, elle ne dort que d’un oeil pour mieux te réveiller au plus noir de la nuit dans des draps froids qui te garrottent. Elle te coupe le souffle, alors, et tu cherches dans le silence des sons qui n’existent pas, des mouvements qui sont ceux des nuages devant la lune, jusqu’à ce que tu te lèves pour regarder dehors si rien ne bouge dans l’absolue immobilité de la nuit.

La première victime de cette guerre ne dut rien aux Allemands. C’est la peur qui la fit. La peur et la chaleur sans doute. Ferdinand était un homme paisible. Soucieux de sa famille, il faisait, pour nourrir ses six enfants et sa femme, plus d’efforts que bien des hommes. Il était ouvrier du charbonnage, plongé douze heures par jour dans les  boyaux sombres et humides des veines souterraines, il n’en sortait que pour soigner son potager, ses volailles et le porc Wilfried qui lui servait de réserve de viande sur pied.

Avec ça, toujours affable, souriant, prêt à donner la main à tous ses voisins si le besoin s’en faisait sentir. Son seul défaut : l’anxiété. Ferdinand la portait avec lui depuis toujours. Sous chacun de ses sourires, on sentait poindre la peur constante de l’avenir. Dans ses « bonjours » s’entendait la crainte d’un mauvais. Dans ses « au revoir Â», l’angoisse d’un adieu. Ces terreurs, qu’il tenait cachées tant bien que mal, en avaient fait un être inquiet, pointilleux, un peu rigide, un homme que seul un travail constant tenait debout jusqu’à ce que le sommeil le prenne bien après la nuit tombée.

Puis les rumeurs de guerre s’étaient fait entendre. Et Ferdinand avait changé. Au début, ce n’étaient que quelques détails. Et sans doute ai-je été l’un des rares à m’en  apercevoir. Je passais quotidiennement devant sa maison, une petite bâtisse nantie d’un jardin sur le devant dans lequel je le voyais travailler chaque jour.

Les regards qu’il me jeta, dès le début juillet, étaient moins amènes. Son salut, moins cordial. Il y avait dans les soudaines crispations de tout son corps une méfiance nouvelle. Comme s’il peinait à me reconnaître.

Puis ses enfants, que l’on voyait habituellement courir les chemins par tous les temps, se fi rent plus rares. On ne les croisait plus qu’accompagnés de leur père, qui les pressait d’une voix dure : « Allez, donc ! Ne traînez pas ! Â» Quant à Joséphine, sa femme, elle avait totalement disparu...

J’aurais dû m’en inquiéter. Bien sûr. Je sentais que quelque chose ne tournait plus rond dans la famille de Ferdinand, mais voilà, chez nous, se mêler des affaires des  autres... Eh bien, ça ne se fait pas !

Et puis, bon sang, j’avais bien d’autres chats à fouetter à l’époque. Dans le courant du mois de juillet, avec la chaleur et cette angoisse qui semblait jaillir de partout, les esprits s’échauffaient facilement. Je n’ai jamais eu autant de procès verbaux à rédiger qu’à ce moment-là. Le moindre désaccord pouvait dégénérer en échauffourée, la plus petite taquinerie d’après boire en bagarre générale. Je passais la plupart de mes soirées à faire le tour des bistrots pour y éteindre les feux naissants... Je faisais mon travail...

Ferdinand, lui, n’avait jamais été aussi calme. Comment aurais-je pu deviner ?

Puis il y eut cette nuit terrible et imbécile. L’atmosphère était restée étouffante quoique la soirée fût déjà vieille. Ç’avait été une de ces journées où rien ne veut aller droit. La moiteur de l’air avait rendu le moindre effort diffi cile et j’étais rentré épuisé, trempé de sueur et légèrement hébété pour m’écrouler dans le fauteuil de la cuisine. J’avais entamé la rédaction de mon rapport du jour, mais la plume m’était tombée des mains et je m’étais assoupi là, cherchant loin dans la nuit une fraîcheur qui n’arrivait pas. Lorsque j’émergeais d’un rêve particulièrement pénible, l’enfant était là, sa main secouant mon bras, une toute petite main étrangement rouge me sembla-t-il, ce qui termina de m’éveiller tout à fait.

- Qu’y a-t-il, petit ?

Cyrille. Le gamin s’appelait Cyrille, je m’en souvins alors. Entre deux sanglots hoquetant, le petit dernier de Ferdinand me fit comprendre que quelque chose de grave s’était produit. Depuis plusieurs jours, m’expliquat-il, le père ne voulait plus sortir, ni laisser personne s’aventurer à l’extérieur. Il avait barricadé portes et fenêtres, posé le vieux fusil à portée de sa main et passait son temps à surveiller l’arrivée des boches ! Le moindre bruit le mettait en alarme. Il criait alors à ses enfants d’aller se cacher au grenier, de ne plus bouger pieds ni pattes et qu’il irait les chercher quand tout danger serait écarté. De danger, bien sûr, il n’y avait que dans son esprit, mais sa femme et ses enfants n’avaient pas voix au chapitre et tous avaient passé des heures, entassé dans le minuscule grenier surchauffé en attendant que le père soit calmé.

Mais allez tenir une ribambelle d’enfants enfermés par une chaleur pareille !

Cette nuit-là le plus grand était sorti. « Il voulait juste prendre l’air, me dit Cyrille, passqu’y f’sait trop chaud là-d’dans Â». Mais lorsqu’il avait voulu rentrer, le grincement d’une fenêtre à l’arrière avait alerté le père qui avait aussitôt saisi son arme et tiré. Par deux fois.

Les deux balles avaient atteint leur cible. Lorsque je suis arrivé, le père était penché sur son fils, murmurant des mots incompréhensibles jusqu’à ce que je reprenne le fusil qu’il serrait encore contre lui.

- J’ai crû à l’arrivée des Prussiens, Charles ! J’ai crû...

De Prussiens, il n’y avait pas. Pas encore. Mais la guerre, elle, était bien là. En avance sur les armées

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