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Chronique d'octobre 2014

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... Â»

 

À l’époque, il y avait deux camps. Les calotins et les rouges. Deux partis, deux écoles, deux mondes. Eternellement irréconciliables. A la fois voisins et aussi éloignés qu’on peut l’être. Les bigots et les cocos. Les bondieusards et les mécréants. C’était comme ça, rien à y faire, rien à y dire. Pas qu’on n’ait pas pu s’entendre, bien sûr ! En tant qu’hommes, dans la vie de tous les jours, évidemment qu’on le pouvait. Tu sais, un voisin c’était précieux. Bien plus précieux qu’une divergence d’opinions sur l’existence supposée d’un Grand Barbu au-dessus de nos têtes. Un voisin c’était d’abord et avant tout la première personne sur laquelle on pouvait compter en cas de problème. Quand tu as une vache qui a un vêlage diffi cile, quand tu as une récolte qui ne rentre pas faute de bras, quand tu as une femme malade ou un gamin qui s’est blessé... Hé bien, ton voisin, c’est déjà la moitié de la solution. Et peu importe qu’il soit du côté des corbeaux quand toi t’es du côté des bolcheviks.

C’est d’abord ton voisin !

Ce qui n’empêche pas qu’il y ait eu bagarre. Et rude bagarre, je te prie de le croire ! Mais la bagarre, quand tout va bien, c’est juste une façon de se désennuyer un peu. Donc, quand le Vicaire Spirlet est venu cogner à mon huis un soir de février 14, autour des 20 heures, dire que j’ai été surpris est bien peu dire...

- Monsieur Spirlet ? Pas de « mon père Â» ni de « mon fils Â» entre nous, tu l’imagines. Il le savait, je ne l’ignorais pas.

- Monsieur Loesenborgh.

A ses traits, il était évident que quelque chose de grave était arrivé. Adelin Spirlet était généralement un homme jovial, bâti tout en force avec une bonne tête rougeaude au bout d’un grand corps dont l’habit ne parvenait pas à cacher les épaules larges d’un fils de fermier. Eut-il été fermier, d’ailleurs que nous serions devenus amis bien plus tôt sans doute. Mais son état et le mien étaient sources de bien des divergences jusqu’à cette nuit-là.

Le vicaire tremblait, de froid sans doute. La nuit était glaciale, une petite neige était tombée en fin d’après-midi et le gel qui avait suivi fendait les pierres au bord des chemins. A l’époque, on ne sortait pas la nuit. Les paysages étaient différents, l’unique lumière était celle de la lune et si on voyait briller la Belle-Fleur comme l’étoile du Berger depuis l’installation de l’électricité par les patrons du charbonnage, ça n’en rendait les chemins que plus sombres par comparaison.

Je l’ai donc fait entrer, comme on le faisait alors, comme une évidence. Et Adelin Spirlet m’a déroulé son histoire.

Un bréviaire, volé sur le trajet du train entre Herve et Micheroux, dont il revenait à l’instant même.

Une histoire aussi fausse qu’un faux jeton.

Certes, le presbytère n’était guère éloigné de ma maison. Mais on ne se déplace pas en plein hiver sur des chemins glacés à vous rompre les chevilles pour signaler le vol d’un bréviaire ! D’autant que ce bréviaire, je le connaissais. Nous le connaissions tous, le vicaire Spirlet ne se déplaçait jamais sans lui, douillettement serré dans son giron, un gros livre usé jusqu’à la corde, dont la reliure de cuir aurait dû être recousue depuis belle lurette, un bréviaire d’une banalité sans nom. Le genre de livre dont un voleur n’aurait pas même voulu pour caler une armoire bancale.

Et pourtant, mon Spirlet donnait l’impression qu’on venait de lui dérober le trésor de la Cathédrale Saint-Paul. Il en avait les mains serrées, le visage secoué de tics nerveux, tirait sans cesse sur son col romain qui paraissait soudain de deux tailles trop petit.

Sur le coup, dans la lueur changeante du quinquet, il aurait fait lui-même un suspect parfait s’il n’avait été la victime.

Mais j’ai pris sa déposition que j’ai soigneusement consignée dans le carnet des procès-verbaux et je l’ai laissé rentrer chez lui.

Puis le temps a passé comme il passait alors, en se hâtant lentement.

J’étais un peu interloqué, c’est une évidence. Les jours suivants, j’observais souvent le vicaire à la dérobée, tâchant de deviner ce qui avait bien pu mettre l’homme dans cet état de fébrilité. Lui-même me jetait souvent des regards interrogateurs, mandant d’un coup de menton des nouvelles de son affaire, mais sans que je fusse en capacité de lui en donner.

Et c’était bien le plus étrange, cette absence de nouvelles lui rendait le sourire un peu plus chaque jour. Comme s’il n’avait pas voulu qu’on le retrouve ce satané bréviaire... J’ai fi ni par oublier l’affaire. Le printemps nous était arrivé avec une soudaineté brutale, comme si la végétation pressentait qu’il lui fallait profi ter au plus vite des derniers instants de paix avant que le monde ne prenne un tournant défi nitif vers un hivernage de quatre ans. La luxuriance de la nature au printemps 14 avait quelque chose de magique. Le bocage n’avait jamais eu de verts aussi profonds, les champs, de fleurs aussi éclatantes, les fruitiers éblouissants de blancheur semblaient autant de nuages de beau temps tombés en masse sur le pays.

Et avec le printemps, mes affaires courantes avaient repris un rythme que je ne leur connaissais pas. Entre les fêtes qui tournaient en échauffourées, les affaires de terrains mal mesurés, les houilleux qui bouillonnaient de révoltes à venir, je ne savais plus où donner de la tête.

Puis le bréviaire est revenu.

Je ne sais ni comment, ni par qui, mais il est revenu. Chez moi.

Je l’ai retrouvé, un matin sur le pas de ma porte, paquet enveloppé d’un papier journal froissé, lié de corde pour qu’il ne s’envole pas, il était là comme un orphelin qu’on abandonne au parvis d’un couvent.

J’ai su immédiatement. Le paquet était banal, mais j’ai su.

Mis au courant, le Vicaire Spirlet a pâli, esquissé un signe de croix qu’il n’a pas terminé et m’a pris le bréviaire des mains presque brutalement.

- Vous... Vous l’avez ouvert, Charles ?

- Non, non...

C’est ce jour-là qu’Adelin Spirlet est devenu mon ami. Mon meilleur ami, sans aucun doute. Et qu’importe les brailleurs qui m’incitent encore à bouffer du curé, c’est devenu mon ami un point c’est tout.

Oh, bien sûr, je l’avais ouvert ce bréviaire...

Ce que j’y ai trouvé ne regarde que moi, mais je peux le dire aujourd’hui, les images en étaient assez... légères et féminines. Baste ! Les curés sont des hommes après tout !

Je m’appelle Charles Loesenborg. J’étais garde-champêtre.

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