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Chronique de septembre 2014

Charles Loesenborgh, garde champêtre, Soumagne, 1914

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... Â»

Voilà comment, pendant trente-deux années de carrière, j’ai entamé la rédaction de chacun des procès-verbaux que j’ai rédigés pour la commune de Soumagne. J’y ai inscrit à la plume la totalité des faits, arrestations, constats, larcins, bagarres, petits malheurs et grands drames, qui m’ont été rapportés ou que j’ai constatés de visu au cours de cette période où le monde tel que nous le connaissions s’est éteint dans la fureur et dans le sang.

J’y ai tout dit.

Et pourtant, lorsque je les relis, il me semble que rien n’a été vraiment raconté. Il me semble que les voix des défunts par centaines réclament une autre histoire. Leur histoire. La vraie.

Celle que les rapports offi ciels ne pourront jamais traduire vraiment. Je les entends, ces voix, lorsque la nuit laisse traîner son silence dans la maison. Dans ces moments-là, la lumière de l’électricité n’est rien face au souvenir des nuits de barbaries qui continuent à hanter mon sommeil.

Ferdinand, Hyacinthe, Toussaint, Ernestine, Adelin... Tant de prénoms, tant de voisins, braves gens ou escrocs patentés qui sont retournés au néant des origines. À eux, à tous les autres, aux hommes tombés sans savoir pourquoi, aux enfants assassinés qui n’auront rien connu du monde, aux pauvres et aux bourgeois, aux femmes dont le veuvage commença bien trop tôt, aux vainqueurs et aux vaincus, je dois aujourd’hui de dire ce qui fut vraiment, sans fards, dans la lumière crue d’un témoignage de première main.

Je le dois à mon petit fi ls, un Charles bien sûr, né hier, dans un univers où tout a changé. Je te dois ces lignes, Charles, parce que dans tes mains je dépose l’espoir que ce que nous avons connu ne se reproduise jamais.

Charles, mon tout petit, s’il advient que tu lises un jour ces quelques mots, sache qu’aucune de ces Vérités à majuscule pour lesquelles les puissants ont plongé le monde dans un hiver de quatre années ne s’y dissimule. Ce n’est qu’un regard d’homme sur la vie d’un village. Un regard dont je ne suis pas sûr qu’il sera tendre, mais rien ne dit  qu’il sera sévère. J’ai passé l’âge de chercher à punir ou à me venger.

Ce n’est pas le cas du monde, assurément.

La vie d’un village, c’est comme une vie d’homme. Rien n’y va droit. Tout n’y est que détour, sentier de rocailles et chemin de traverse. Nous n’avions pas choisi de naître ici, à deux encablures de l’Allemagne, aux portes de Liège, au coeur d’une campagne dont les bocages si verts sont aujourd’hui rougis du sang de tant d’hommes.

De ces hommes, je te parlerai. De ceux-là, que nous pleurons autour des monuments, et d’autres, que nous ne pleurons pas, des victimes que l’on dit innocentes et de leurs bourreaux. Petit, j’en termine avec une vie qui fut remplie, même si j’hésite à dire « bien Â» remplie. Tu y fais ton entrée. Ainsi, l’équilibre est respecté. Aurons-nous le temps de nous connaître ? Aurons-nous l’occasion d’échanger des regards silencieux, des regards d’hommes ? M’expliqueras-tu un jour l’univers dans lequel nous vivons ? Tout a changé... Tout a basculé au cours de ces années terribles. Nous allions aux pas des chevaux, bercés par le rythme lent des fers sur le pavé, je ne sais pas si tu pourras te
représenter cette qualité de silence qui faisait du moindre souffle de vent une musique. Aujourd’hui, les ronfl ements et pétarades des moteurs d’automobile déchirent ces partitions que la nature avait mises des siècles à écrire et à jouer.

Tout va si vite ! Le jour est proche sans doute où les plages de la mer du nord ne seront plus qu’à quelques heures de chez nous. Peutêtre toi-même auras-tu la chance de la voir, la mer... Allons, il est temps. Assieds-toi, mon petit. Cale ton dos au fond d’un vieux fauteuil, ce sont les plus confortables. Prends avec toi une bonne jatte de café, le voyage va commencer et il sera peut-être long. N’aie pas peur, si des choses effrayantes doivent être racontées, d’autres, plus drôles, le doivent aussi, mais dans la peur ou dans le rire, je te prends par la main et je ne te lâche pas. Faisons ce bout de chemin ensemble, grand-père et petit-fils. Es-tu prêt ? Alors, allons-y.

Je m’appelle Charles Loesenborg. J’étais garde-champêtre.

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