top of page

Chronique de février - mars et avril 2017

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »

 

 

–        Honoré Paul Balumba, voulez-vous prendre pour épouse, mademoiselle Jeanne Perchon, ici présente, lui jurer amour, fidélité, aide et assistance jusqu'à ce que la mort vous sépare ?

 

Voilà des mots qu'il me tardait d'entendre... Mais à l'époque, ces mots-là semblaient bien difficiles à prononcer lorsqu'il fallait unir un homme noir à une femme blanche.

Je dois dire que des noirs, nous n'en avions pas vu beaucoup jusque-là. Pour dire le vrai, nous n'en connaissions l'existence qu'au travers de quelques récits d'explorateurs dont les aventures nous parvenaient en feuilletons plus ou moins romancés par les gazettes.

Les contrées sauvages de l'Afrique, de l'Asie ou de l'Océanie en faisaient rêver plus d'un et pas que chez les gamins, croyez-moi ! L'exposition coloniale de Paris en 1907 avait attiré presque deux millions de visiteurs ! C'est dire !

 

Le sauvage, par chez nous, c'était l'Africain d'abord. Le cannibale Congolais ! Le réducteur de tête ! Pour la plupart des Soumagnards, une sorte de sous-produit d'humanité. Pas tout à fait un homme encore, plus tout à fait un animal, mais quelque chose entre les deux, le chaînon manquant qui pouvait relier notre belle et grande civilisation aux temps sombres et violent d'une préhistoire lointaine...

Bon, autant dire que ces bons chrétiens n'envisageaient pas une seconde que dans leur hiérarchie, le massacre de millions d'hommes dans une guerre menée par quelques puissantes familles aurait pu faire peser la balance autrement !

Il m'est arrivé peu souvent de sortir de mes gonds devant la bêtise de mes concitoyens, mais lorsqu'ils en venaient à disserter sur la possible humanité des habitants d'Afrique, j'avoue que les poings m'ont démangés et qu'il s'en est souvent fallu de bien peu que quelques gifles ne se perdent.

 

Ces gens pourtant combattaient pour nous ! Les tirailleurs Sénégalais mouraient autant que les autres dans les tranchées et leur sang avait la couleur du nôtre...

Sénégalais, d'ailleurs, une bonne partie ne l'étaient pas plus que vous et moi ! Maliens, Congolais ou Marocains, ces hommes avaient souvent été arrachés à leurs patries dans des conditions peu reluisantes. Enlevés, rachetés ou engagés plus ou moins involontaires sur des promesses qui ne seraient jamais tenues, ils s'étaient retrouvés dans nos pays, sous un climat que rien n'aurait pu leur laisser imaginer, pour être jeté avec tant d'autres dans les tranchées immondes de Verdun ou de l'Yser.

 

C'est de là-bas qu'Honoré revenait lorsqu'il est arrivé chez nous avec un contingent de soldats renvoyés dans leurs foyers.

Bien sûr, de foyer, Honoré n'en avait pas. Enfin, pas ici.

–        J'étais au service d'un toubab, Monsieur Charles, le Docteur Ambroise Lionel. Un homme pas plus mauvais que n'importe quel blanc, ce qui n'est, vous l'avouerez, pas une échelle bien haute à gravir... Mais il est mort en descendant du bateau, là-bas, à Calais...

Le rire d'Honoré sonna bien haut, lorsqu'il me raconta l'aventure, un gros rire si franc, si dénué de tout calcul qu'on ne pouvait s'empêcher de l'accompagner. Avoir Honoré dans ses alentours, c'était l'assurance de passer un moment joyeux, loin des soucis, loin de la guerre. Un moment africain.

–        Le pauvre homme, Monsieur Charles, il était aussi courageux sur terre que couard sur l'eau. La traversée n'avait pas été facile, croyez-moi ! Rien qu'à voir le bateau dans les eaux du port, il était déjà bien malade. J'avais dû le soutenir pour monter à bord, son beau costume blanc était trempé de sueur et les bords de son couvre chef lui pendaient mollement sur les joues, comme s'il avait voulu camoufler le mal de mer du pauvre homme... L'estomac lui pesait déjà bien lourd depuis potron-minet, pourtant, il avait pris soin de ne presque rien manger ce jour-là, en prévision du départ... Ce qui était complètement idiot puisque le voyage devait durer au moins 18 jours... Nous avions pris l'Alberville IV, un paquebot de 7745 tonnes qui appartenait à la compagnie maritime du congo belge. Ce navire, Monsieur Charles ! Ce navire ! Une centaine de matelots, deux-cent voyageurs... Un paquebot, c'est un petit monde en constante ébullition. Le docteur Ambroise avait droit à la table du commandant. On ne peut pas dire qu'il y mangeait beaucoup, mais pour ce qui était de boire, il n'était pas le dernier ! Moi aussi, j'y étais, forcément, mais deux pas derrière, voyez-vous... J'étais son boy.

 

Honoré nous racontait souvent les péripéties de ses voyages. Il avait vu en trente ans plus de pays que je n'en connaissais à 50 ! Rien qu'à entendre les noms des villes qu'il avait traversées, je voyageais avec lui.

Quelque chose me gênait pourtant. A travers ses souvenirs, aussi coloré et vivants soient-ils, je ne voyais le monde que derrière l'épaule d'un blanc. Honoré était toujours deux pas derrière un maître...

Oh, nos ouvriers aussi, bien entendu. Et si l'on réfléchit, la différence n'est pas bien grande qui éloigne le noir du pauvre blanc. L'un comme l'autre doivent obéir à plus puissant qu'eux, l'un comme l'autre sont dépendant, l'un comme l'autre sont méprisés. Mais il est une chose que l'homme noir ne possède toujours pas, quoiqu'il soit libre de disposer de lui-même aujourd'hui, c'est le respect de sa dignité d'homme.

Nos paysans pas plus que nos bourgeois ne la leur accordaient.

Jusqu'à l'instituteur, un homme pourtant savant, féru de découvertes exotiques, un homme qui avait voyagé tant sur ses deux pieds que par l'esprit ! Mais rien à faire, pour lui comme pour tant d'autres, Honoré Paul Balumba restait « Banania », le drôle de gentil nègre tout juste bon à amuser les enfants et à servir leurs parents.

 

Banania !

Le surnom, pour imbécile qu'il soit, lui avait collé à la peau avec une confondante rapidité. Evidemment, en 1916, nous connaissions tous le Banania. La réclame en était faite dans toutes les gazettes, accompagnée de son dessin de zouave souriant, à chechia rouge et pantalon jaune. Une image des plus rassurantes que venait renforcer le « Y a bon ! » sortit dans le langage enfantin que l'on voulait prêter aux hommes de couleurs. La boisson, faite de farine de banane, de cacao et de sucre, avait connu un succès foudroyant depuis qu'elle avait été distribuée aux soldats sur le front : revigorante et exotique, toute la force de l'Afrique dans une gamelle de poilus !

Banania !

Honoré supportait bien des moqueries. Il les prenait de haut, sans colère apparente,  avec un flegme que l’on aurait dit britannique si la référence n'avait pas été aussi éloignée de lui qu'un capitaliste du partage des richesses. Nos gens le traitaient pourtant de nègre, de négro, de bois d’ébène, lui rappelant l’époque pas si lointaine où l’esclavage était encore souvent le lot des hommes de couleurs. Certains refusaient de s’asseoir sur le même banc que lui, allant parfois jusqu’à refuser d’entrer dans un café où l’on servait les « sauvages ».

Il y en eut pour tenter de le rudoyer. Ceux-là pensaient que leur supériorité ne pouvait s’affirmer que dans la violence et la destruction. Le même genre de personne que celles qui nous avaient plongé dans quatre années d’horreur et de sang. Honoré ne se laissa jamais toucher, mais il avait une manière bien à lui de désamorcer les bagarres qui lui évita toujours de se mettre dans un mauvais cas. Imaginez ! Qu’un noir soit mêlé à une bastonnade, soit, pourvu qu’il y joue le bon rôle, mais qu’il se mette à rendre les coups ou, bien pire, à en sortir vainqueur... Il n’y aurait pas eu d’avocats suffisamment culottés entre Liège et Bruxelles pour tenter de le défendre des accusations qu’à coups sûr on aurait fait peser sur lui !

Mais Honoré ne rendait pas les coups. Il laissait ses assaillants s’humilier seuls.

Il faut dire que le bonhomme en imposait. Dépassant le mètre nonante, il accusait presque son quintal de muscles et d'os, des épaules de docker, des bras épais comme mes cuisses... Une sorte d'athlète antiques si ce n'est que l'albâtre avait cédé la place au geai.

Pourtant, aussi fort que soit un homme, il trouvera toujours plus fort que lui. Une devise qu'Honoré avait fait sienne depuis longtemps.

–        Vous savez, Monsieur Charles, je ne peux pas me permettre d'être violent... Je suis trop fort ! Si je laissais mes poings penser pour moi, imaginez les dégâts que je pourrais occasionner...

Ainsi, lorsque de bons et braves blancs trouvaient le courage de le provoquer (souvent à plusieurs, faut-il le préciser), Honoré lui, trouvait la sagesse d'éviter le combat. Un regard suffisait souvent, un grand sourire désarmant, une poignée de main offerte, une tape amicale sur l'épaule peut-être et chacun s'en retournait de son côté,  presque content d'avoir construit un petit moment de paix dans un monde en guerre. Lorsque ce n'était pas possible, Honoré levait sa grande carcasse et montrait une science de la parade digne d'un boxeur de haut vol ! Ça, il fallait le voir éviter le poing lancé au menton d'un recul du visage, le sournoi direct au foie d'une torsion de la colonne, le coup de pied vicieux d'un pas en arrière. Il semblait danser, dans ces moments-là, une étrange gigue vivace sur un air connu de lui seul et jamais, jamais il ne se départissait de ce sourire immense. Très vite, son adversaire ne savait plus où frapper pour l'atteindre, Honoré avait sur lui un large temps d'avance, il paraissait même l'attendre, presque paternellement, comme pour une leçon à un enfant turbulent.

Sauf lorsqu'on l'appelait Banania !

Ce qui n'arriva pas souvent après cet après-midi d'un dimanche de juillet 1916.

Chaleur lourde, grondement du tonnerre dans le lointain, nous étions plus nombreux qu'à l'accoutumée à nous être affalé sur quelques chaises devant le café Lambert. La soif du début de l'après-midi avai laissé place à l'envie de boire chez quelques-uns, trop nombreux à mon goût, et je désespérais de terminer la journée tranquillement à siroter une gueuse sans devoir fournir un effort qui me fatiguait rien qu'à y penser.

Les hommes à l'intérieur éructaient déjà leurs rires graveleux qu'entrecoupaient souvent un « allez, patron, remett' une drache ! », « mets-nous sa petite soeur ! », « on ne va pas partir sur une jambe ! »... Les corps ne se mouvaient plus qu'en pas chaloupé, tanguant d'un tabouret à l'autre, pour venir parfois respirer sur le pas de la porte un air qui semblait de plus en plus lourd. C'est alors qu'arriva Honoré.

L'homme n'était pas riche, mais il savait s'habiller. Sa tenue du dimanche, gilet, redingote, cravate et melon, était rehaussée d'une canne à pommeau d'argent, récupérée m'avait-il dit de son ancien maître et conservée tout au long de son séjour sur le front, qu'il maniait avec une élégance un peu outrée. Cela seul en énerva plus d'un. Par chez nous, sortir de sa condition n'est jamais envisagé très positivement. « çui-là, il pète plus haut que son cul ! », voilà ce qu'en substance une ascension trop rapide dans la hiérarchie sociale vous laisse entendre.

C'était vrai à l'époque, ce l'est encore aujourd'hui... Mais pendant la guerre, si vous étiez noir, les remarques acerbes avaient tôt fait de se transformer en provocation, en bouculade ou en passage à tabac.

Le mot jaillit au moment où Honoré passait devant la porte de l'estaminet.

–        Hé ! Banania !

La réaction d'Honoré fut si vive qu'elle tenait plus de la tornade que de la surprise. Sa canne jaillit dans sa main pour venir frapper l'occiput d'un premier buveur, puis, sans me laisser le temps de me lever, elle en faucha un deuxième pour finir sa course en estoc dans l'estomac d'un dernier qui s'écroula dans un hoquet ridicule. Trois types s'encouraient, venus du fond du café pour prêter main forte au premier de ces imbéciles, mais ils n'eurent guère plus de chance que lui. Les poings du grand noir semblaient partout à la fois, cueillant mentons et pommettes comme des fruits trop murs, écrasant des nez, fêlant des côtes. Honoré Paul Balumba était bien un fauve en cet instant, un fauve des plus dangereux que la raison avait quitté.

Les choses auraient pu tourner au drame, il s'en fallut sans doute d'un cheveu. Les hommes encore accoudés au comptoir étaient trop nombreux et trop habitués à gérer leurs soucis avec les poings pour s'en laisser compter longtemps, fut-ce par une force de la nature aussi enragée, mais heureusement pour Honoré et pour une partie d'entre-eux sans nul doute, un ange choisit ce moment-là très exactement pour déployer ses ailes.

Un ange qui avait les traits charmants de la jeune Jeanne Perchon.

 

Jeanne Perchon, fille aînée d'une fratrie de huit enfants que Blaise et Marceline Perchon (née Veryans) élevaient avec droiture, amour et, faut-il le dire, une sévérité reconnue par tous comme la première des vertus parentales à l'époque.

Jeanne Perchon n'était pas une beauté classique. Trop grande sans doute pour des hommes qui n'aimaient en aucun cas qu'une femme les domine, fut-ce par la taille. Trop décidée, trop taciturne aussi. Jeanne n'était pas de ces filles qu'un rien amuse et qui éclatent d'un rire sonore à la moindre farce des garçons. Elle ne minaudait pas, n'avait pas de moue boudeuse ou de regards par en-dessous. Jeanne était une grande femme à l'intelligence vive, aux répliques parfois cinglantes, Jeanne était, en un mot comme en cent, une femme libre.

D'aucuns disaient, hors de portée de l'oreille des parents bien entendu, qu'elle l'était bien trop. Que de libre à libertine, il n'y avait qu'un pas et que cette Jeanne n'était guère loin de passer pour légère... Ce qui était aussi ridicule qu'on peut l'imaginer lorsque l'on savait que Jeanne passait plutôt son temps libre dans les livres qu'à courir le guilledoux. Mais que voulez-vous ? Le soumagnard parfois ne brille pas par sa finesse...

L'austérité affichée de Jeanne avait pourtant connu, avec l'arrivée d'Honoré, un changement assez radical.

L'homme l'avait fascinée d'emblée et elle n'avait raté aucune occasion pour le croiser, lui toucher un mot, allant parfois jusqu'à se faire raccompagner par lui sur quelques dizaines de mètres après la messe dominicale. En un mot, ils se « fréquentaient » comme on le disait à l'époque, avec tous les sous-entendus que cette « fréquentation » laissait présager.

Jamais seuls, bien entendu. Jamais hors de la vue des parents. Mais, vous l'imaginez, cette femme blanche prenant le bras d'un homme noir...

Ce jour-là, pourtant, elle sauva Honoré d'un lynchage imminent.

Rien ne fut dit, pas un mot ne vint salir cette jolie bouche, il suffit à Jeanne de passer au travers du groupe de brutes pour aller jusqu'à son ami et le prendre par le coude, comme s'il s'agissait de quitter une fête un peu trop ennuyeuse pour l'emmener avec elle.

Les hommes, bouches bées, se contentèrent de les regarder partir, toute colère éteinte par une surprise ébahie.

A dater de ce jour, chacun put constater que Jeanne avait franchi une étape dans sa relation avec Honoré. Comme si sa décision de le soustraire à la vindicte des habitants avait chassé ses dernières inhibitions, elle n'hésita plus dès lors à se montrer en sa compagnie, affrontant la tête haute et le regard franc les remarques insidieuses et les rires sournois des commères du village.

La taille et la force évidente d'Honoré durent y être pour beaucoup et nos deux tourtereaux (puisque c'est bien ainsi qu'il fallait désormais les nommer) évitèrent longtemps les ennuis... Mais ils ne pouvaient les éviter toujours. Peu à peu, la vue de ces deux-là se promenant main dans la main par les chemins, les sentiers ou les champs, de plus en plus souvent seuls, partageant les doux secrets que seuls partagent les couples qui se découvrent, énerva sensiblement les plus butés des villageois. Et comme souvent font les idées stupides, cet énervement atteignit bientôt des personnes bien moins touchées par le fait mais que l'on sommait de prendre position...

Vint un moment où, dans Soumagne, il y eut deux camps, chacun retranché sur ses idées. L'un affichant une franche détestation de ce couple hors du commun et l'autre hésitant à les défendre trop clairement mais ne se résignant pas tout à fait à laisser la vindicte populaire leur dicter une conduite qu'un restant de conscience leur disait être indigne de l'humanité du vingtième siècle.

Les promenades de Jeanne au bras d'Honoré firent alors plus que susciter lazzis et quolibets. De petits groupes d'acharnés se rassemblaient pour les attendre aux croisées des chemins, trouvant le peu de courage nécessaire à quelques jets de cailloux, quelques provocations brutales, qui n'allaient pas plus loin encore, mais dont on sentait qu'il ne faudrait pas beaucoup pour qu'elles dégénèrent en chasse à l'homme et qui sait, en lynchage. J'avais dû intervenir, plus d'une fois, allant bientôt jusqu'à sortir armé, malgré les difficultés nombreuses que cela pouvait supposer vis-à-vis des forces d'occupation. Mais je ne pouvais être partout et restait dans l'incapacité de suivre chaque promenade d'Honoré.

J'avais bien essayé de le prévenir, mais que dire à cet homme ? Qu'il lui fallait renoncer à son inclination pour Jeanne parce qu'elle était blanche, qu'il était noir, que les gens d'ici étaient trop stupides, attardés ou aigris pour accepter que la couleur d'une peau n'est rien qu'un effet du soleil...

–        Monsieur Charles, m'avait dit Honoré dans un grand rire d'ogre, il faut bien que quelqu'un sorte ce village du moyen-âge, n'est-ce pas ? Si cela peut être de mon fait, j'en serais honoré...

N'empêche, Honoré sentait bien que les choses ne pouvaient en rester là... Aussi courageux soit-il  il n'en restait pas moins prudent et peu à peu, on le vit moins souvent sortir de chez lui.

Sa relation avec Jeanne s'en ressentait, bien entendu.

La jeune fille révélait une nature bien plus opiniâtre qu'on ne l'aurait crû possible. Elle refusait en bloc de se soumettre de quelque façon que ce soit, même minime, aux diktats de ses contemporains. Ses parents, sa mère d'abord, son père à la suite, avaient beau tempêter, hurler, punir... rien ne pouvait lui faire entendre raison. Je crois que l'adversité amplifiait dramatiquement son amour pour Honoré et qu'elle se faisait une forteresse d'orgueil infranchissable de leur médiocrité.

Pourtant, je les vis de plus en plus régulièrement se lancer des regards courroucés. Honoré était un homme fier et n'acceptait pas que sa compagne puisse se montrer plus ferme que lui, mais il savait aussi que cette fierté-là pouvait les mener tout deux à de sinistres extrémités. Eut-il été seul en cause que sans doute il eut finit par se battre, mais accompagné de Jeanne, il ne pouvait que tenter d'éviter de voir le conflit s'envenimer... Il le lui expliquait souvent et tout aussi souvent, elle le rembarrait.

Jusqu'à ce que l'idée d'un mariage vint à germer.

Qui l'avait eue ? Jeanne sans doute. Aussi osée soit cette relation, elle ne pouvait accepter qu'elle se perpétuât sans l'officialiser par les liens du mariage.

Au fond, l'idée n'était pas si mauvaise. Que pourrait dire les gens, une fois ces deux-là unis devant Dieu et les hommes ? Il ne leur resterait plus que la langue à s'user, bien inutilement d'ailleurs, mais face à la loi, ils n'auraient plus de poids.

Un mariage ! L'idée ne quittait plus la jeune fille. Elle travailla tant et si bien l'esprit de ses parents, alternant douceur et menace, prédisant son départ pour une ville lointaine, voire son envie de retourner avec Honoré en Afrique s'ils venaient à lui refuser leur bénédiction, qu'ils finirent par se ranger à son avis. De guerre lasse... l'expression n'avait jamais été si proche de la réalité.

Un mariage !

Le curé lui-même ne fut pas facile à convaincre.

Il fallut que nous nous y mettions à plusieurs et encore, il persista dans son refus de les unir pendant presque deux mois. Deux mois à batailler, à aiguiser sans cesse nos arguments comme de vieux couteaux de cuisine toujours ébréchés. Jusqu'à ce que l'idée nous vienne. Ou plutôt, qu'elle vienne à Jeanne...

Banania. C'était l'idée.

Traiter le ridicule par le ridicule pour mieux le tuer.

Nous étions quelques-uns, six ou sept peut-être, à nous prêter à cette drôle de mascarade: un dimanche, à l'heure de la messe, nous nous sommes tous présentés dans la tenue des tirailleurs : chéchia rouge, veste bleu roi bordée de jaune et pantalon beige serré sur le haut du mollet, notre visage noirci au cirage... notre apparition fit grand bruit dans les travées, nombre de paroissiens sortirent ce jour-là de l'église saint-lambert, mais ils furent aussi quelques-uns à rester. Et ils se firent peu à peu plus nombreux, car nous avions décidé de revêtir l'habit de façon permanente jusqu'à ce que le mariage soit célébré.

Il le fut par un beau dimanche de mai.

 

–        Honoré Paul Balumba, voulez-vous prendre pour épouse, mademoiselle Jeanne Perchon, ici présente, lui jurer amour, fidélité, aide et assistance jusqu'à ce que la mort vous sépare ?

 

Voilà des mots qu'il me tardait d'entendre...

Assis dans la pénombre mouvante de quelques bougies, je sentais derrière moi la présence de son homme de main. Sa carcasse immense, qui m’avait semblé plus grande encore à le voir de près, se tenait à l’entrée, prête me semblait-il à me sauter à la gorge si j’avais le malheur d’esquisser le moindre geste à l’encontre de la dame.

Elle était, par contre, d’un calme glacial. D’un geste presque imperceptible de la main, elle fit signe à l’échalas d’aller reprendre son poste à l’extérieur. Sans doute considérait-elle que j’aurais été un bien piteux adversaire s’il avait fallu en être un… Ce n’était pas le cas. Je l’espérais à tout le moins…

- Êtes-vous venu pour vous-même, garde-champêtre ? Est-ce l’amour qui vous fuit ?

- Non, Madame.

- Pourtant, sans vous fuir, on ne peut pas dire qu’il vous traque, n’est-ce pas ?

- Hé bien… Je ne suis pas venu parler de moi.

- Voilà qui est dommage, sans doute. Vous y auriez gagné.

Elle avait une voix tout à fait surprenante. Basse et vibrante, une voix d’instrument à cordes, de ces très anciens violons dont l’usure fait le timbre légèrement grinçant mais qui gardent toute leur puissance incantatoire. Une voix que j’avais, malgré moi, bien du plaisir à entendre.

- Je suis venu, Madame…

- Pour l’un de vos amis, je sais.

- Vous savez ?

- N’est-ce pas mon métier, de savoir ? Comme vous, me semble-t-il, quoique d’une toute autre façon. Vous êtes venu m’interroger au sujet d’Edgard.

Sur le moment, j’en restais sans voix. Comment avait-elle su ? Dans sa posture hiératique, je lisais malgré tout un certain amusement. Un amusement que je ne partageais pas.

- Qu’avez-vous à me dire à propos d’Edgard ?

- Qu’il est venu bien souvent, ces jours-ci…

- Votre petit commerce fonctionne à merveille chez les plus crédules.

- Crédule ?

Le ton était plus dur, cette fois. Presque hargneux.

Soudain, la clarté déjà rare de la roulotte baissa encore d’un cran. Je n’avais pourtant pas vu de mouvements perceptibles, mais les bougies paraissaient plus faiblardes, comme luttant contre une obscurité grandissante qui menaçait à chaque instant de les étouffer tout à fait. Les sons de l’extérieur ne nous atteignaient plus qu’assourdis, aussi emballés de coton que les sabots d’un cheval que l’on veut faire discret. Les mains de la diseuse de bonne aventure jouèrent alors un étrange ballet sur la table, faisant apparaître un ensemble de cartes de tarot aux couleurs passées, jouant d’un ongle sur l’une, puis sur l’autre, retournant et mélangeant pour jeter à nouveau les morceaux de cartons en un arrangement subtil et géométrique. J’aurai voulu me lever et partir, mais je n’y arrivais pas. Quelque chose se passait là, devant mon corps soudain inerte, incapable du moindre mouvement, qui me hérissait le poil. Mon cœur battait plus vite et ma raison, éclatée en pensées tourbillonnantes, ne m’était plus d’aucune utilité. J’aurai voulu ne pas entendre, mais j’entendis.

- Etiez-vous aussi faraud lorsque les corps enterrés révélèrent leurs secrets ? Etiez-vous aussi sûr de vous lorsque la petite Dorothée vous mit l’eau à la bouche ? Etes-vous donc crédule ? L’êtes-vous autant que cet Edgard qui me visite plusieurs fois par jour ?

Chacun des mots que Madame Fraya prononçait me tombait sur le cœur, glacé et dur, blessant, terriblement douloureux. Chaque mot réveillait des souvenirs qui n’auraient pas dû l’être, remuait au fond de mon esprit les boues stagnantes de mon passé. Sous mes yeux s’ouvraient les failles béantes des plus sombres mystères et je ne pouvais rien ! Cloué par le charme vénéneux de cette voix, j’en étais réduit à l’écouter dans une parfaite immobilité.

- Edgard craint pour sa vie, Champêtre. C’est la raison de sa venue. Sa vie ou celle de son enfant… Vous en savez maintenant autant que moi.

Comme un manteau trop lourd de pluie qu’on ôte enfin en rentrant chez soi, ce qui me maintenait cloué sur ma chaise disparu. Je me levais aussitôt, bondissant presque vers la petite porte que l’homme maigre tenait entrouverte. Je n’avais plus qu’une envie, quitter cet endroit qui empestait le diable ! Pourtant, je trouvais la force d’une dernière question.

- Pourquoi sa vie ou celle de son enfant ? Lequel est menacé ?

- C’est cela qu’il vient me demander chaque jour… Et chaque jour, je suis incapable de lui répondre…

Je ne repris vraiment mes esprits que plus tard. Sans que j’en sois conscient, mes pas m’avaient conduit vers le village toujours noyé de brouillard. Je m’arrêtais aux premières maisons pour m’appuyer contre un mur. Autour de moi, pas un bruissement. Le silence était si total que je claquais des doigts à plusieurs reprises, simplement pour rassurer mes oreilles. Une sourde crainte montait en moi, chavirant mon estomac, serrant mes entrailles à me donner l’envie de vomir. Je ne doutais pas une seconde qu’Edgard ait pris les prévisions de Madame Fraya pour argent comptant. Moi-même, n’avais-je pas été pris au piège ? La question était plutôt de savoir ce qu’il allait faire de cette information ? Lui-même ou son enfant, bientôt en danger de mort ? Quel père n’eut pas été alarmé jusqu’à la pire des angoisses par une telle perspective ? Lequel des deux ? Voilà ce qu’il devait se demander ! Qui de lui ou de son fils allait périr ? L’infernal questionnement devait le tenailler jour et nuit, c’est lui qui devait le mener sur les chemins à tout moment, qui devait lui ôter l’appétit, ternir sa joie, lui ôter l’envie même de vivre…

De vivre…

Ce fut comme un éclair. S’il ne pouvait deviner qui de lui ou de son fils allait disparaître, il pouvait le choisir.

Je courus. Jamais, je n’avais couru aussi vite. Il me semblait voler au-dessus des pavés inégaux, bousculant de pleines brassées de nuages opaques, aveuglé de tout ce blanc, tendu vers un unique objectif : la demeure d’Edgard. Mais aussi vite que j’aille, ce ne fut pas assez.

Lorsque j’arrivais, Eglantine serrait le petit Eddy dans ses bras.

Edgard avait décidé que son fils devait vivre. Edgard avait choisi.

bottom of page