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Chronique de janvier 2017

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »

 

 

Soustraire, ôter, cacher, remiser, conserver par-devers soi, voilà quelques mots qui prirent une importance toute particulière sous l’occupation allemande.

Les villageois de chez nous ne sont sans doute pas autrement fait que d’autres dans le pays, mais je dois avouer qu’à cette époque une forme de malice toute particulière les avait saisis. Une inventivité féroce dans l’art et la manière de dissimuler à l’ennemi tout ce qui pouvait l’être : nourriture, armes, animaux, spiritueux ou objets de valeurs. Tout cela trouvait de si subtiles cachettes qu’on aurait pu croire qu’un diablotin un peu farceur y avait mis la main.

Et s’il faut dire le fond de ma pensée, il y eut effectivement diablotin… quoique celui-ci ne dû rien à l’imagerie catholique largement dispensée par nos bons (et quelquefois bien naïfs) curés de campagne.

Ce diablotin si particulier se faisait appeler Le Grand Mausuivi, en appuyant bien fort sur le “gr” de grand jusqu’à en faire une annonce de foire rien qu’à se présenter.

— Je suis, j’étais, je reste et je demeure… le grrrrrand Mausuivi ! De sitôt qu’on me voit, je suis déjà parti, profiter du passage et vos yeux éblouis en oublieront votre âge grâce au grrrrand Mausuivi !

C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance, l’entendant par la porte entrouverte avant même de le voir, un jour de visite au café Lambert.

Attiré par la belle voix qui sonnait haut, je poussais la porte, plutôt intrigué, pour découvrir le personnage le plus extravagant que j’aie rencontré depuis mon arrivée impromptue au cours d’une fête donnée par le marquis d’Oultremont (mais de celle-là, je ne suis pas sûr de pouvoir te parler). L’homme n’était pas bien grand, mais il possédait en grande suffisance cet indéfinissable éclat que donne le mystère quand il s’allie au charme. Du charme, il en débordait, crois-moi ! Les clients de l'estaminet, du plus passager, buveur sur le pouce d’une jatte de café, au plus éméché, coudes comme collés au comptoir, poing serré sur une tantième goutte, tous n’avaient d’yeux que pour lui et dans leur regard brillait déjà une curiosité intense. Quant au mystère, la seule tenue du bonhomme en était un. Artiste de foire jusqu’aux bouts des ongles, le grand Maussuivi portait chapeau haut-de-forme, cane, cape et gants de cuir fins. Son costume bariolé paraissait avoir été coupé dans autant de tissus différents qu’il lui avait été possible d’en trouver : lignes, carreaux, pied-de-poule, tweed, le tout dans un joyeux mélange qui ne pouvait être dignement porté par nul autre que lui.

Au moment où j’entrais dans le bistrot, il me sembla distinguer entre ses doigts un léger éclair lumineux, de ceux que peuvent jeter les pièces de monnaies à la lueur d’une flamme, mais lorsque je m’approchais, il n’y avait plus sur le comptoir qu’un jeu de carte parfaitement banal.

— Pas de jeux d’argent, l’ami…

— Pas de jeux d’argent, l’agent sourit-il du tac-au-tac.

Ses mains entamèrent alors un ballet qui me laissa pantois. Le paquet de cartes paru se démultiplier juste sous mon nez, les morceaux de carton colorés s’envolaient pour virevolter, bondir, se retourner, repartir pour mieux disparaître et revenir encore aux endroits les plus improbables sous le sourire de plus en plus malicieux du grand Maussuivi qui n’avait l’air de produire aucun effort.

— Pas d’argent, l’agent ! Sauf si je dois vous racheter la carte que vous m’avez prise…

— Mais quelle…

Deux doigts longs et plus souple qu’il n’est naturel vinrent pincer un objet léger dans ma poche de poitrine pour ressortir en triomphe avec une carte.

— As de cœur ! Vous êtes un séducteur, l’agent !

Les murmures du café avaient laissé place à un silence ébahi bientôt rompu par les applaudissements de tous, les miens compris, et de grandes claques dans le dos du magicien. Il venait de se faire quelques amis.

Il n’allait pas tarder à s’en faire d’autres…

Maussuivi ne devait rester dans les environs que pendant quelques mois. Nous aurions tous aimé le garder plus longtemps, tant il avait l’art de se faire aimer, tant il parvenait à nous divertir, même aux heures les plus sombres, mais sa vie était faite de voyage.

— L’immobilité ne me sied guère, l’agent ! À trop rester sur place, le cul me pèse… De sitôt qu’on me voit, je suis déjà parti !

Mais le peu qu’il resta nous fut d’une grande utilité. Une aide qui devait aller bien au-delà de ce que nous aurions pu attendre d’un bonimenteur de voyage, aussi talentueux soit-il.

Il avait beau dire, s’il continuait à tracer la route, bougeant de villes en villages, courant les chemins détournés comme les grands-routes, ce n’était pas uniquement par besoin d’espace ou de liberté. C’était aussi sa façon à lui d’entrer en résistance. Une manière bien surprenante aurions-nous dit, mais la preuve ne tarda pas qu’elle était aussi d’une belle efficacité.

Ce que les villageois craignaient au quotidien, en dehors des terribles nouvelles qui nous arrivaient du front, c’était les réquisitions inopinées des Allemands. Des règles précises avaient été édictées par l’occupant et une milice bourgeoise tâchait, tant bien que mal et plutôt mal que bien, de les faire respecter. Mais une armée d’occupation reste ce qu’elle est… Une bande d’hommes que l’éloignement de leur famille, la peur de la mort et l’abrutissement dû au seul fait d’être armé, rend susceptible du pire. Il leur arrivait de pénétrer sous les prétextes les plus ineptes dans une épicerie, un café ou chez un particulier pour y trouver un manquement (un papier d’autorisation, un cachet, un coupon quelconque) et en punir le fautif par la réquisition de ses biens. Nous ne pouvions rien faire. Réagir était une excellente façon de risquer au mieux un passage à tabac, au pire la fusillade. Se plaindre, un très bon moyen d’exercer son aptitude à accepter la frustration de l’injustice.

Puis Maussuivi nous arriva et nous apprit… deux ou trois choses. Oh, ce n’étaient pas de bien grands secrets. Pas de tours miraculeux mais quelques passes rapides, quelques détournements d’attention, de petits amusements innocents.

Ce n’est qu’en les voyant opérer que je compris.

Ce jour-là, quatre soldats allemands paraissaient fermement décidés à mettre sans dessus-dessous l’épicerie de la route de Liège. La tenancière, Fernande, se tenait, gémissante, sur le pas de sa porte, échevelée et rouge de fureur rentrée. A l’intérieur, entre son mari et les soldats, le ton montait. Wallon d’un côté, Allemands de l’autre.

— Ausweïs !

— Ji l’a pièrdou, hein !

Lorsque deux amis de l’épicier sont arrivés, j’ai craint le pire, mais en les suivant à l’intérieur, j’assistais à un spectacle pour le moins surprenant.

Le plus grand des Allemands réclamait à chacun ses papiers d’identités et chacun les lui donnait. Je savais pourtant qu’aucun papier véritable ne pouvait se trouver en leur possession, mais très vite, je reconnus dans leurs gestes la même qualité de souplesse, de vivacité, d’éblouissement même que celle du grand Maussuivi… Ses leçons avaient portés !

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