Chronique de Janvier 2016
« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »
La petite Ernestine Rinquelbach nous était arrivée un jour maussade, un jour de ciel sale, hésitant, brouillé de sombre et lourd de nuages. Ces journées-là , nous les connaissons bien par ici. Bien trop, sans doute. Froides et humides, plombées de cieux bas, enveloppées de courant d’air sans envergures ni ambitions, mais qui gênent chaque pas, empoissent chaque mouvement, fatiguent chaque envie.
Temps à ne pas mettre un chien dehors, temps de crachin, temps de pénitent, temps pour rien.
Ces humeurs du dehors, les habitants d’ici les ont parfois à l’intérieur. Notre âme en est comme délavée, l’encre de nos destins pâlie. Nos ressorts en sont parfois comme rouillés, figés dans l’impossibilité de rien faire.
Il me semble, certain jour, qu’il nous faut plus de courage qu’à d’autres, ou plus de résignation, pour supporter ces médiocrités météorologiques, que nous devons, plus que d’autres, puiser loin nos forces, forger plus durs nos corps et consolider mieux nos esprits.
Ces humeurs du temps, quelles sont leurs influences sur les nôtres ? Je ne suis sans doute pas le mieux armé pour en parler, mais il m’apparaît aujourd’hui que si le ciel s’était ouvert un peu le jour de son arrivée, Ernestine nous serait apparue sous un jour plus aimable.
Mais ce ne fut pas le cas.
Descendue du train avec d’autres enfants aussi perdus qu’on peut l’être, elle était la seule à laisser autour de sa personne un vide que rien n’aurait pu remplir. L’intensité de la douleur confine à la plus extrême laideur, nous en avions tous fait la triste expérience depuis de trop longs mois. Sur cette enfant, le drame avait revêtu un masque si tragique qu’il lui avait fait le dos voûté, les bras ballant, les mains sans énergie, le pas hésitant, la mine stupide, hébétée, le regard fuyant.
Ce n’était qu’un enfant pourtant ! Pataude peut-être d’un début d’adolescence trop tôt venu, encombrée d’un corps soudain trop grand, le cœur serré dans l’étau de la perte irrémédiable de ses parents.
Je l’ai pensé souvent, il n’y a pas d’âge pour être orphelin. On ne l’est pas moins à quarante ans qu’à quinze, mais à quinze l’injustice se mêle à la douleur…
Mais, s'il n’y a pas d’âge pour pleurer ses morts, il y a des saisons. Celle-ci ne convenait pas.
Le soleil y aurait-il changé quoi que ce soit ? Je ne peux pas l’affirmer, mais je le crois. Je crois que nous l’aurions accueillie différemment cette petite… Nous ne l’aurions pas laissée entraîner dans son sillage cette éternelle impression qu’un nuage de pluie l’accompagnait, où qu’elle aille et quoi qu’elle fasse.
Je ne l’aurai pas traitée de la même façon.
La petite Ernestine avait été placée chez Madame Reyers, veuve de bonne famille résidente à Micheroux, dans une fort belle maison de maître à deux pas de la gare. La gamine nous arrivait d’un pensionnat de Louvain, la Maison de la miséricorde, où elle avait abouti après la mort de ses parents dans un bombardement.
Les débuts chez la veuve n’avaient pas été des plus faciles. La gamine, se plaignait-elle, refusait de se laver ou même de changer de vêtements.
- J’ai fait tout ce que je pouvais, Monsieur Loesenborgh. J’ai grondé, j’ai menacé, j’ai puni… Mais rien à faire… À se demander par qui elle a été élevée, celle-là !
Et d’ajouter, comme on l’entendait régulièrement dans nos contrées : « les flamins, c’y n’est nin des djins ! »
- Vous avez menacé et puni, Madame Reyers… Mais avez-vous aimé ?
Je ne suis pas sûr que la vieille dame si digne ait pu entendre ce que j’avais grommelé dans ma moustache et sans doute aurais-je dû m’en assurer, mais je comptais sur le temps pour que s’apaise la douleur d’Ernestine. Et puis, je vous l’ai dis, son attitude générale ne poussait pas à lui accorder d’attention.
Je laissai donc aller les jours, nourrissant l’espoir que leur succession serve de médication à l’adolescente.
Les jours m’ont donné raison.
Je l’ai crû, en tout cas.
Quelques semaines ont passé et, croisant de loin en loin Ernestine, je vis qu’elle avait au moins décidé de céder aux exigences sanitaires de la veuve. Elle avait les cheveux propres et peignés, portait des vêtements sans taches et promenait une mine qui me semblait plus réjouie.
Je fus même surpris de la voir de plus en plus souvent accompagnée d’une petite bande de chenapans qui lui emboîtait le pas lorsqu’elle allait travailler chez Jules Peters, l’épicier d’Ayeneux.
Pour dire le vrai, ma première réflexion fut que c’était une fort bonne chose. Les chemins n’étaient pas aussi sûrs que je l’aurai souhaité et il valait sans doute bien mieux que les enfants s’y aventurent en bande plutôt que seuls.
Les temps de guerre ne font qu’empirer les mœurs ordinaires et les sentiers de campagnes, lorsqu’ils vous isolent au milieu de champs vides d’habitations, n’ont jamais été bien sécurisant.
C’était, par ailleurs, une amusante image que cette grande jeune fille dont la silhouette pressait le pas, foulant de ses enjambées à l’amplitude étrange les collines du pays, suivie à quelques mètres d’une troupelette d’enfants tricotant des mollets pour ne pas perdre sa trace. Certains jours, ils me faisaient penser au joueur de flûte de Hamelin… D’autres fois, à la mère Cane et ses vilains petits canards.
Mais, jamais, je ne me suis demandé ce qu’ils pouvaient bien faire avec elle.
Les adultes sont ainsi. Soupçonneux de tout, de chacun, de chaque jour, mais idiotement naïf lorsqu’il s’agit d’enfants. Jamais, je n’aurais imaginé que tous ces petits suivant cette grande avaient quelque chose d’un peu étrange. Et pourtant ! De trois ou quatre, les gamins étaient passés à huit, puis douze. De jeu isolé, c’était devenu course régulière. Bientôt, il ne se passait pas deux jours sans que je les visse, ratons grouillant à la poursuite une mère rate qui les devançait toujours de plusieurs mètres, qu’il pleuve ou qu’il vente, tôt matin ou dans la soirée entamée.
Et, benêt que je suis, je n’y voyais que le jeu innocent d’une bande, un peu écervelée sans doute, mais parfaitement innocente, de gamins du village menés par une cheftaine à l’intéressante nouveauté.
Jusqu’à la plainte de la veuve.
- On me vole, Champêtre ! On me pille ! On me vide de mon sang !
- N’exagérez rien, Mme Reyers… ça ne peut pas être à ce point grave…
Mais grave, ce l’était pourtant. Le vol l’a toujours été… Lorsqu’il est question de leur propriété, les gens sont pis qu’un chien famélique autour d’un os !
La plaignante n’avait pourtant pas porté son accusation à la légère.
- Depuis un moment, j’ai l’impression que des sommes disparaissent de mon coffret ! J’ai vérifié, bien sûr, j’ai compté et recompté… Et j’avais raison ! Des billets se sont volatilisés, pas plus tard que ce matin et j’avais recompté hier avant mon coucher… ça ne peut être qu’elle !
- Qui « elle » ?
- Mais cette gamine ! Ernestine ! Cette gamine étrange dont la mine s’allonge dès que je l’approche !
Et c’était vrai, hélas. On ne peut plus vrai. Il ne me fallut qu’une visite pour en être convaincu. Lorsqu’elle me vit assis sur une chaise de la cuisine à son retour de promenade, Ernestine fit une mine si déconfite, si apeurée aussi, que les doutes ne furent plus permis.
La question, la seule question importante, était de savoir pour quelle obscure raison cette grande enfant volait dans la cassette de celle qui l’hébergeait depuis quelques mois. Qu’est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête ? Et surtout que pouvait-elle bien faire de cet argent ? Il n’y avait rien à acheter par ici…
Enfin, presque rien.
Lorsque la grande Ernestine me confia qu’elle s’en revenait de chez Peters, l’épicier, je commençais à entrevoir les raisons de ses vols… Comme épicier, Peters vendait à peu près tout ce qui peu se vendre, mais il était connu pour avoir une clientèle fort jeune. C’est que l’homme ne reculait devant aucun bénéfice, si médiocre fut-il, et il avait pris l’habitude de pousser les enfants à se fournir chez lui en confiseries de toute sorte qu’il leur vendait en quantité minuscule, mais aussi souvent que possible.
C’est là qu’Ernestine allait dépenser l’argent de sa logeuse, en sucreries. Mais la grande Ernestine n’avait pas vraiment le goût à manger ce qu’elle avait si mal acquis. Elle les distribuait, ces bonbons, elle les donnait par poignées aux enfants du village. Pour le plaisir de leur compagnie, pour être moins seule, pour se sentir aimée.
Aimée tout simplement.
N'avait-elle pas raison ? Si nous aimions plus, petit, ne serions-nous pas moins sottement seuls ?