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Chronique de décembre 2016

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »

 

 

« Je vois, Monsieur ! Je peux lire en vous comme en un livre ouvert. Une pièce pour votre avenir… »

La plus grande voyante du siècle se raillait de moi, bien sûr. Elle se moquait depuis que j’étais entré chez elle. Je l’avais lu dans son regard, sans aucune erreur possible. La petite lueur qui y flottait n’était qu’ironie, son demi-sourire balançait entre un léger mépris et une espèce d’étonnement presque attristé.

La roulotte de Madame Fraya était sombre, tendue de tissus lourds, tapissée d’affiches anciennes qui portaient la marque du temps et des espaces traversés, sans fin ni destination, par cet étrange équipage. Elle recevait ses clients dans une partie située à l’arrière du chariot, le reste (sa chambre sans doute) était dissimulé à la vue par une tapisserie aux coloris éclatants qui représentait un paysage onirique où semblaient se dissimuler une foule d’êtres mythologiques qui se dérobaient sans fin aux regards des hommes.

 

Depuis quatre jours qu’elle s’était installée, je n’avais pas encore eu l’occasion de lui rendre visite. Je n’en avais d’ailleurs strictement aucune envie, mais il me paraissait de mon devoir de procéder à une inspection des lieux. En vérité, j’oscillais sans cesse entre curiosité et malaise. Les gens de cette espèce me mettaient en difficulté… Mais il me fallait montrer ma présence, aux villageois plus encore qu’à la voyante, pour que chacun sache que l’autorité avait encore cours, même aux rives des plus mystérieuses contrées.

Assis dans la pénombre mouvante de quelques bougies, je sentais derrière moi la présence de son homme de main. Sa carcasse immense, qui m’avait semblé plus grande encore à le voir de près, se tenait à l’entrée, prête me semblait-il à me sauter à la gorge si j’avais le malheur d’esquisser le moindre geste à l’encontre de la dame.

Elle était, par contre, d’un calme glacial. D’un geste presque imperceptible de la main, elle fit signe à l’échalas d’aller reprendre son poste à l’extérieur. Sans doute considérait-elle que j’aurais été un bien piteux adversaire s’il avait fallu en être un… Ce n’était pas le cas. Je l’espérais à tout le moins…

- Êtes-vous venu pour vous-même, garde-champêtre ? Est-ce l’amour qui vous fuit ?

- Non, Madame.

- Pourtant, sans vous fuir, on ne peut pas dire qu’il vous traque, n’est-ce pas ?

- Hé bien… Je ne suis pas venu parler de moi.

- Voilà qui est dommage, sans doute. Vous y auriez gagné.

Elle avait une voix tout à fait surprenante. Basse et vibrante, une voix d’instrument à cordes, de ces très anciens violons dont l’usure fait le timbre légèrement grinçant mais qui gardent toute leur puissance incantatoire. Une voix que j’avais, malgré moi, bien du plaisir à entendre.

- Je suis venu, Madame…

- Pour l’un de vos amis, je sais.

- Vous savez ?

- N’est-ce pas mon métier, de savoir ? Comme vous, me semble-t-il, quoique d’une toute autre façon. Vous êtes venu m’interroger au sujet d’Edgard.

Sur le moment, j’en restais sans voix. Comment avait-elle su ? Dans sa posture hiératique, je lisais malgré tout un certain amusement. Un amusement que je ne partageais pas.

- Qu’avez-vous à me dire à propos d’Edgard ?

- Qu’il est venu bien souvent, ces jours-ci…

- Votre petit commerce fonctionne à merveille chez les plus crédules.

- Crédule ?

Le ton était plus dur, cette fois. Presque hargneux.

Soudain, la clarté déjà rare de la roulotte baissa encore d’un cran. Je n’avais pourtant pas vu de mouvements perceptibles, mais les bougies paraissaient plus faiblardes, comme luttant contre une obscurité grandissante qui menaçait à chaque instant de les étouffer tout à fait. Les sons de l’extérieur ne nous atteignaient plus qu’assourdis, aussi emballés de coton que les sabots d’un cheval que l’on veut faire discret. Les mains de la diseuse de bonne aventure jouèrent alors un étrange ballet sur la table, faisant apparaître un ensemble de cartes de tarot aux couleurs passées, jouant d’un ongle sur l’une, puis sur l’autre, retournant et mélangeant pour jeter à nouveau les morceaux de cartons en un arrangement subtil et géométrique. J’aurai voulu me lever et partir, mais je n’y arrivais pas. Quelque chose se passait là, devant mon corps soudain inerte, incapable du moindre mouvement, qui me hérissait le poil. Mon cœur battait plus vite et ma raison, éclatée en pensées tourbillonnantes, ne m’était plus d’aucune utilité. J’aurai voulu ne pas entendre, mais j’entendis.

- Etiez-vous aussi faraud lorsque les corps enterrés révélèrent leurs secrets ? Etiez-vous aussi sûr de vous lorsque la petite Dorothée vous mit l’eau à la bouche ? Etes-vous donc crédule ? L’êtes-vous autant que cet Edgard qui me visite plusieurs fois par jour ?

Chacun des mots que Madame Fraya prononçait me tombait sur le cœur, glacé et dur, blessant, terriblement douloureux. Chaque mot réveillait des souvenirs qui n’auraient pas dû l’être, remuait au fond de mon esprit les boues stagnantes de mon passé. Sous mes yeux s’ouvraient les failles béantes des plus sombres mystères et je ne pouvais rien ! Cloué par le charme vénéneux de cette voix, j’en étais réduit à l’écouter dans une parfaite immobilité.

- Edgard craint pour sa vie, Champêtre. C’est la raison de sa venue. Sa vie ou celle de son enfant… Vous en savez maintenant autant que moi.

Comme un manteau trop lourd de pluie qu’on ôte enfin en rentrant chez soi, ce qui me maintenait cloué sur ma chaise disparu. Je me levais aussitôt, bondissant presque vers la petite porte que l’homme maigre tenait entrouverte. Je n’avais plus qu’une envie, quitter cet endroit qui empestait le diable ! Pourtant, je trouvais la force d’une dernière question.

- Pourquoi sa vie ou celle de son enfant ? Lequel est menacé ?

- C’est cela qu’il vient me demander chaque jour… Et chaque jour, je suis incapable de lui répondre…

Je ne repris vraiment mes esprits que plus tard. Sans que j’en sois conscient, mes pas m’avaient conduit vers le village toujours noyé de brouillard. Je m’arrêtais aux premières maisons pour m’appuyer contre un mur. Autour de moi, pas un bruissement. Le silence était si total que je claquais des doigts à plusieurs reprises, simplement pour rassurer mes oreilles. Une sourde crainte montait en moi, chavirant mon estomac, serrant mes entrailles à me donner l’envie de vomir. Je ne doutais pas une seconde qu’Edgard ait pris les prévisions de Madame Fraya pour argent comptant. Moi-même, n’avais-je pas été pris au piège ? La question était plutôt de savoir ce qu’il allait faire de cette information ? Lui-même ou son enfant, bientôt en danger de mort ? Quel père n’eut pas été alarmé jusqu’à la pire des angoisses par une telle perspective ? Lequel des deux ? Voilà ce qu’il devait se demander ! Qui de lui ou de son fils allait périr ? L’infernal questionnement devait le tenailler jour et nuit, c’est lui qui devait le mener sur les chemins à tout moment, qui devait lui ôter l’appétit, ternir sa joie, lui ôter l’envie même de vivre…

De vivre…

Ce fut comme un éclair. S’il ne pouvait deviner qui de lui ou de son fils allait disparaître, il pouvait le choisir.

Je courus. Jamais, je n’avais couru aussi vite. Il me semblait voler au-dessus des pavés inégaux, bousculant de pleines brassées de nuages opaques, aveuglé de tout ce blanc, tendu vers un unique objectif : la demeure d’Edgard. Mais aussi vite que j’aille, ce ne fut pas assez.

Lorsque j’arrivais, Eglantine serrait le petit Eddy dans ses bras.

Edgard avait décidé que son fils devait vivre. Edgard avait choisi.

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