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Chronique de novembre 2016

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »

 

 

La superstition, chez certains, est une seconde nature. Le grand Edgard était de ceux-là. Père de famille attentif, Edgard n’avait qu’un fils, le petit Edgard, qu’on appelait Eddy depuis toujours, pour le différencier du vieux. Il y tenait plus qu’à la prunelle de ses yeux, plus qu’à sa vie, son bien ou même son épouse. Cet enfant était ce qu’Edgard avait toujours souhaité, un aboutissement, une suite, une trace. En le voyant naître, je crois qu’Edgard avait atteint au port, tout simplement. Eglantine, son épouse, était, pour sa part, une personne plutôt effacée, le genre de petite bonne femme qui trottine un chemin de souris tout au long de sa vie, qui préfère se tenir dans les recoins plutôt qu’au centre de la pièce, qui passe devant vous toujours pressée, avec un mot d’excuse éternellement au bord des lèvres, comme s’il lui fallait se faire pardonner sa présence, comme si sa place était toujours ailleurs. Eglantine avait la fragilité de son prénom.

Edgard le père était commerçant. Vendeur de nouveautés, il parcourait routes et chemins pour faire étalage d’objets qu’il allait chercher dans les grandes villes et ramenait dans nos villages au grand étonnement des habitants qui, souvent, n’imaginaient pas une seconde qu’on puisse avoir l’utilité de telle ou telle machine récemment inventée. Du réchaud portable à l’aspirateur en passant par la lampe torche électrique, son étal faisait souvent courir les enfants et se presser les parents. La boutique d’Edgard, c’était un peu la foire à la maison…

Était-ce de ses nombreux voyages ? Ou des rencontres plus ou moins étranges, plus ou moins exotiques, qu’il avait faites en une vie de démarchage ? Je ne sais. Mais je sais qu’Edgard le père portait avec lui, comme l’on porte une carapace, une inébranlable tendance à la superstition. Ce lui était une armure de chaque jour, une défense contre le destin, un destin toujours cruel à ceux qui le craignent, toujours inattendu à ceux qui le veulent prévoir, toujours mortels à ceux qui fuient la camarde. La superstition était pour Edgard une seconde nature.

Il avait dans ses poches et à la maison divers objets censés le prémunir contre les aléas de la vie. Patte de lapin pour la chance, trèfle à quatre feuilles glissé dans la bourse, pièce bénie du nouvel an pour la fortune, fer à cheval suspendu au-dessus de sa porte d’entrée… Jamais vous ne l’auriez surpris à croiser deux couteaux sur la table, à passer sous une échelle ou à siffler à la nuit tombée ! Aucun parapluie n’avait jamais été ouvert dans son intérieur, aucune salière renversée sans que chacun autour de la table n’en jette une pincée par-dessus son épaule gauche, nulle bougie allumée à la mèche d’une autre bougie et oncques ne vit, chez notre homme, de chapeau sur un lit ! Edgard était de ceux qui se prémunissent de tout, de tous et de chacun. Il éloignait le malheur à grands renforts de gris-gris et de formules cabalistiques murmurées à part lui en passant devant une potale, une église ou un bossu. Il se signait vingt fois par jour, sans que l’on sache s’il s’agissait de piété ou de précaution, ne se levait jamais du pied gauche, ne laçait jamais sa chaussure droite en premier lieu…

C’est dire que l’arrivée de Mme Fraya, la plus grande voyante du siècle, provoqua chez lui le plus vif des émois. Et le plus grand des intérêts.

Il avait assisté parmi les premiers à son entrée dans Soumagne. Le gros Jules, celui du moulin, me le confia après que le drame eut assombrit ce qui aurait dû n’être que farce.

- J’l’ai vu comme j’vous vois, Champêt’… Z’étions juste au sortir du café Lambert, avec juste c’qu’y faut dans la panse pour se tenir droit par des temps qui vont d’travers… Edgard y n’avait guère bu, pas plus que de raison, j’peux l’assurer, mais en sortant, comme j’étais juste derrière lui, moi-même j’aurai pu croire qu’il était fin saoûl, voyez-vous…

- Non, justement, je ne vois pas, Jules

- Ben, c’est assez dire qu’y s’est stoppé là, sur le seuil, tout d’un plein coup, voyez-vous. Tout juste comme s’il avait vu le diable en personne…

Et Jules de se signer, comme par contagion avec les peurs d’Edgard, avant de continuer.

- Y bougeait plus d’un poil de patte de mouche, Champèt’ ! Au point qu’j’ai bien cru qu’y nous f’sait une attaque c’t’e bougre-là ! J’ai dû le bousculer, vu qu’y m’bouchait la sortie aussi sûr qu’un bouchon sa bière, pour aller voir ce qui nous l’avait bien pu parila… palari…

- Paralyser ?

- Oui, ça, oui. He bien, c’était tout justement la carriole de cette diseuse de bonne aventure, la Fraya !

Le mot sortit de ses lèvres et fut suivit d’un crachat sur le sol et d’une main dont l’index et l’auriculaire tendus formaient les cornes d’un diable un peu tremblant.

- Maudite bête, celle-là, pouvez m’en croire ! C’t’un sort qu’elle lui a jeté à ce pauvre Edgard ! Pas plus, pas moins ! Z’auriez du voir ses yeux… Deux boules de billards toutes figées sur la charrette, et sa lippe qui pendait, on aurait presque pu lui récolter la bave des lèvres ! J’ai tantôt voulu le r’mettre d’aplomb mais quand je lui ai passé une main devant le visage, vous savez, pour lui distraire la vue, voilà qu’il m’empoigne le bras et qu’il m’bouscule à m’en faire tomber de tout mon long… y grognait, Champèt ! Y grognait comme un chien qu’aurait été mordu d’un renard enragé !

Là-dessus, Edgard était parti à la suite du chariot de Mme fraya. Le gros Jules me l’avait décrit comme un homme dont les pas alourdis, le visage hagard et la démarche incertaine aurait montré le trop plein d’alcool ingurgité au cours de la soirée, si tant est qu’il ait bu. Mais Jules m’assura qu’il n’en était rien.

Edgard était allé sans nul doute jusqu’au « pré aux cordes », mais personne ne pouvait en attester. Moi-même, je ne l’y avais pas vu ce premier soir. Ni les suivant. Le brouillard peut-être…

D’autres pourtant en ont témoignés, dont sa femme. Edgard, m’expliqua-t-elle, avait cette semaine-là quitté le logis chaque jour, affrontant parfois trois ou quatre fois à la suite la froide humidité du dehors pour se rendre chez Mme Fraya.

Il en revenait à chaque fois plus inquiet, tendu jusqu’à la fébrilité, rentrant à la maison pour s’enfermer dans sa chambre et ruminer Dieu sait quelles sombres pensées. L’angoisse, me dit Eglantine, creusait son visage. « On aurait dit qu’il avait senti quelqu’un marcher sur sa tombe, Charles ! » La bonne Eglantine, que sa propre frayeur du monde rendait si fluette, savait l’intérêt un peu obsessionnel que son mari portait aux mystères voilés de l’avenir, elle ne s’en était donc inquiétée que bien tard.

- On a tant de choses à penser, Charles. Tant d’attention à donner à chacun, à chaque jour… Si j’avais su !

Mais elle ne pouvait pas savoir. Et la mort, déjà, s’impatientait.

A suivre…

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