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Chronique de février 2016

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »

 

 

Le cœur des hommes est un endroit bien tortueux. Rien n’y est simple, aucun sentier n’y va droit, tout y est caché, tout sentiment s’y camoufle sous les oripeaux fatigués de l’habitude ou de la tradition. Le cœur des hommes est un endroit bien sombre. Quoi que l’on pense y découvrir, on est toujours surpris par l’étendue des territoires qui nous restent inconnus.

L’amour s’y niche, pourtant. Un amour qui est parfois si terriblement douloureux qu’il en a mené plus d’un à sa perte.

 

 

Dans le courant du mois de janvier 1916, une taxe nouvelle est venue frapper les habitants de Soumagne et des hameaux alentour. Une taxe sur les chiens… Tu auras peut-être du mal à le croire, à moins que l’avenir ne se dessine sur les traces du présent et que la taxation n’ait fait que croître et embellir… Mais je veux espérer que ce ne sera pas le cas. Et si ce l’est, s’il est impossible à l’état de se passer de ces ponctions régulières dans le portefeuille du citoyen, j’espère qu’il se servira de cet argent mieux qu’il ne l’a fait jusqu’à présent, pour plus de justice, plus d’équité, plus de vie.

Une taxe sur les chiens donc. De deux francs.

Les chiens ! Parmi les animaux avec lesquels nous vivons, ce sont les plus proches sans aucun doute. Bien sûr, l’agriculteur aime toutes ses bêtes. Il prend soin d’elles et elles prennent soin de lui. L’éleveur a le plus grand respect pour toutes les têtes de son cheptel. Il ne lui viendrait pas à l’idée de les maltraiter en aucune façon. Il leur doit la vie parce que ces animaux lui offrent la leur. Mais, les chiens tiennent une place toute particulière dans nos cœurs…

Une place qui n’a rien a voir avec leur utilité… Encore que celle-ci n’est pas à remettre en cause, évidemment. À la fois gardien, surveillant de troupeau, porteur de colis et tireur de charrettes, ils nous rendent tant de service qu’il serait sans doute illusoire de les dénombrer. Mais, plus important que les services qu’ils nous rendent, les chiens sont nos compagnons.

Dans les regards qu’ils nous jettent, dans leurs prunelles qui se tournent vers nous, si remplies d’un amour sans limites ni conditions, il y a quelque chose qui nous remue, qui nous rend meilleurs, qui nous élève !

J’en ai eu plusieurs, que j’ai toujours appelé Pékêt. Une tradition. Le premier a trouvé son nom parce que, alors qu’il n’était encore qu’une grosse boule de poils pataudes qui venait de quitter la mamelle de sa mère, il parvenait toujours à se faufiler jusqu’à mes genoux au moment précis où je me versais une goutte d’après souper. J’avais beau tenter de le laisser dehors ou de l’enfermer dans l’atelier pour la nuit, il déjouait mes plans les plus solides pour se retrouver, Dieu sais comment, sous la table et me sauter sur les jambes à l’instant de reposer mon verre… et il venait y fourrer son museau et, d’un grand coup de langue, reléchait la moindre trace d’alcool au fond du récipient. Depuis, en mémoire du premier, les suivants ont toujours portés le même nom.

Et puis… Je crois que le regard des bigotes en m’entendant l’appeler bien haut (« Allez, vinéf châl mi ptit péket ! ») m’a toujours ragaillardi.

Alors, quand le Mailleur Frusche nous a fait savoir que cette taxe nouvelle avait été votée, je n’ai pas songé une seconde à y échapper.

Deux francs, c’était une somme pourtant… Mais me séparer de mon chien, il n’en était pas question.

 

Pour Théophile Lambotte non plus, il n’en était pas question.

Le pauvre vieux avait tout perdu pendant les journées terribles du mois d’Août 14. Sa maison, investie par les Allemands, avait été incendiée pendant que sa femme et ses deux enfants perdaient la vie sous les coups des envahisseurs. Théophile n’avait rien pu faire. Comme tant d’autres, il avait assisté au drame, totalement impuissant, ruant et tempêtant dans les liens qui le garrottaient, suppliant ensuite qu’on l’achève, qu’on le laisse accompagner les siens dans la mort… Mais les soldats enivrés de violence l’avaient laissé hurler, en plein soleil, en riant d’un rire alcoolisé.

Ce n’est que plusieurs heures plus tard que nous avons pu regagner le village et tenter de sauver ce qui restait à sauver.

Je garderais toute mon existence le souvenir de son regard ce jour-là. Le regard sidéré d’un homme dont l’esprit ne parvient pas à comprendre ce qui lui arrive. Nous l’avions retrouvé, assis au beau milieu de la route, devant sa maison, tenant contre lui la grosse clef d’une porte d’entrée qui n’existait plus. Son visage figé était couvert d’une suie noirâtre, des spasmes nerveux faisaient parfois trembler ses mains, mais il ne pleurait pas. Théophile n’avait plus de larmes, à peine lui restait-il un souffle qui s’échappait en un gémissement sourd de sa poitrine.

Je l’ai pris par la main pour l’aider à se relever, mais ni le corps, ni l’esprit ne répondaient plus à mes sollicitations. Il a fallu que nous nous y mettions à deux pour le relever et le porter, tant bien que mal, jusqu’à un abri.

Ce jour-là, dans la lueur terrible d’un coucher de soleil qui semblait avoir absorbé toutes les flammes de l’enfer, j’ai crû que nous avions perdu Théophile aussi sûrement que lui-même son épouse et ses petits. Adossé à un mur, son corps était assis de guingois sur un mauvais tabouret, sa tête dodelinait sur sa poitrine, sa respiration se faisait plus faible et puis… ce gémissement qui sourdait de ses lèvres ! Ce gémissement qui traduisait une souffrance sans nom, sans équivalent, sans fin, ce gémissement était celui des cauchemars d’enfance dont on ne sort pas, celui des esprits qui se perdent, celui des agonisants.

Et puis son chien est arrivé. Que toutes les puissances du ciel en soient remerciées !

C'était un bon gros bâtard de Collie, museau pointu, poil long et emmêlé, couvert de débris et de poussières, qui grattait à la porte depuis un bon moment. Lorsque j’ai ouvert, la bonne bête s’est précipitée entre mes jambes en poussant un petit jappement de soulagement et a bondi droit sur son maître, posant une patte sur ses genoux et fourrant sa tête fine sous ses mains, les poussant du museau, se cachant les yeux dans leurs paumes.

Théophile n’a pas semblé le remarquer d’abord, puis doucement, tendrement ses mains ont repris vie en un mouvement caressant né d’une habitude si ancienne qu’elle s’était ancrée dans le corps plus que dans l’esprit. Alors seulement le chien s’est apaisé, à demi couché sur son maître, il se laissait caresser la tête, sans plus faire de bruit, sans plus bouger, plongeant la pièce dans un silence nouveau.

Un silence bercé par les larmes de Théophile.

Serrant fort l’encolure de son chien contre sa poitrine, Théophile pleurait. Enfin. De grosses larmes qui roulaient sur ses joues pour se perdre dans les poils fauves de l'animal.

Il était sauvé.

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