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Chronique de mars 2016

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... Â»

 

 

Certains hommes sont des remparts. Construits comme des forteresses, rien ne paraît pouvoir les atteindre, nul ne semble à même de les conquérir, ils nous sont une sorte d’inébranlable repère, ils nous renforcent l’âme de leur courage, nous confortent par leur ténacité, ils éclairent notre avenir par la vision qu’ils en imposent.

Jaurès était de ceux-là.

 

 

Ce grand petit homme-là savait nous galvaniser ! Aux plus sombres moments, alors que nous sentions poindre la guerre dans les velléités belliqueuses de toute une clique de puissants avides de plus de pouvoir, de plus de biens, de plus de chair humaine à réduire en esclavage, Jaurès parlait encore le langage de la paix. Et il le parlait si bien, il le portait si fort qu’à le lire ou à l’écouter, nous nous sentions le coeur gonflé d’espoir. Avec Jaurès, nous aurions pu nous rassembler, nous aurions pu former la plus immense des armée, une armée dans laquelle les fleurs n’auraient pas eu besoin de fusil pour être montée haut vers les cieux.

Comme nous en avons rêvé de ces moments à venir ! Combien nous les avons appelés de nos voeux ! Les discours de Jaurès, nous nous les arrachions ! Nous les lisions à voix haute pour ceux qui ne pouvaient pas les lire, nous en faisions presque des soirées de spectacle dans les estaminets.

Barnabé Maréchal (lui et tant d’autres, mais lui particulièrement) était notre lecteur favori. C’était un acteur-né. Il vous avait une de ces voix ! Basse, presque grondante, qui s’enflait comme voile en tempête lorsqu’il fallait nous emporter, puis qui se laissait aller dans un souffle presque imperceptible lorsqu’il fallait laisser glisser nos imaginations…

Les articles de Jaurès ne nous parvenaient pas avec une grande régularité. La presse de l’époque ne lui était pas des plus favorables... Et puis, nous avions tant d’autres occupations ! C’est triste à dire aujourd’hui, alors que tant d’hommes reposent sous la boue, mais c’est sans doute notre incapacité à nous opposer qui les a allongés dans des tranchées d’horreur.

Pourquoi avons-nous obéi ? Pourquoi avons-nous accepté de les livrer ces batailles qui ne nous étaient rien ?

Lorsque Jaurès est mort, lorsque nous avons appris son assassinat par ce Raoul Villain dont nous ne savions rien, le choc a été immense. Une première déflagration. Assourdissante.

Pas pour tous, bien entendu. Certains s’en sont rengorgé, les sinistres imbéciles ! Mais nous étions plus nombreux à nous attrister qu’ils ne l’étaient à se réjouir. Je veux le croire, en tout cas.

Pour Barnabé, notre lecteur, le drame fut plus cuisant que pour quiconque. Pour la première fois, je le vis sans voix. Son visage, plus pâle que celui d’un défunt, s’était figé sur une terrible grimace de douleur, ses mains crispées sur le journal en avaient déchiré le papier et elles en serraient les lambeaux comme si plus rien, jamais, n’aurait pu en desserrer l’étau.

La nouvelle, si dramatique, aurait pu, je le crois, être le déclencheur d’une force nouvelle, de revendications plus radicales, d’un souffle plus puissant, mais hélas les événements se sont enchaînés si rapidement ! Trois jours plus tard, la guerre était déclarée et les forces du peuple, désemparées, jetaient leurs enfants dans l’innommable.

Pour ce qui est de Barnabé, je n’entendis plus parler de lui pendant un bon moment. Je supposais qu’il avait dû être mobilisé. Quant à savoir comment il avait pu accommoder son pacifisme inconditionnel à l’obligation, aussi absurde que sauvage, de tuer, je n’en avais pas la queue d’une idée ! Pis, les nouvelles qui nous parvenaient du front en donnaient une vision si épouvantable que je préférais presque imaginer notre homme mort qu’obligé d’aller fourrager à coups de baïonnette dans le ventre des Allemands.

J’avais tort.

Barnabé avait bien été enrôlé et il ne s’était pas dérobé à son devoir ! Mais l’idée qu’il se faisait de ce devoir allait bien au-delà de ce que les bêtes acharnées qui lui servaient de commandants avaient pu imaginer.

La chose nous fût racontée bien plus tard, quoique nous en ayons vu l’aboutissement de nos propres yeux, et ce n’est qu’à ce moment-là que je compris toute l’importance que le pacifisme avait pû revêtir chez lui.

Arrivé sur la ligne de front, Barnabé avait laissé croire à chacun qu’il irait au combat. Engoncé dans son grand manteau bleu-gris, fusil à portée de main, il s’était même placé en première ligne, image parfaite du poilu au cerveau lavé d’alcool et de peur de mourir. Mais lorsque avait sonné l’heure idiote de bondir sur quelques dizaines de mètres pour aller se faire hacher menu par les balles ennemies, Barnabé n’avait jamais épaulé son fusil. Il s’était précipité, offrant son corps aux balles, en hurlant à chacun de cesser le feu, de mettre fin à ces combats stupides! Il y allait de toute sa voix, cette belle voix grave qui portait loin malgré le fracas des balles et les hurlements des blessés. Il courait de toutes ses forces, sus à l’ennemi, mais ce n’était que pour l’embrasser ! Certains témoins ont raconté, des années plus tard, qu’il leur avait semblé assister à un miracle. La mitraille paraissait se disperser autour de lui, disaient-ils. Les hommes tombaient en viande crûe tout autour et lui fonçait, hurlant ses imprécations, agitant les bras, offrant une cible si visible que les lignes ennemies finirent par concentrer leurs tirs sur elle. Sans succès.

Puis la vague de soldat reflua et ses compagnons survivant l’entraînèrent avec eux, le forçant à se mettre à l’abri.

Le scénario devait se répéter à l’identique le lendemain, le surlendemain...

Il n’en fallait pas plus pour qu’une légende se crée autour de Barnabé. Sa réputation se répandit plus vite qu’un incendie sur la ligne de front. On parlait d’un signe, d’un miracle, d’un envoyé de Dieu, on se signait sur son passage, on voulait toucher son manteau, l’embrasser, lui confier de menus objets, des lettres, des souvenirs à ramener lorsque...

Miracle ou chance insensée ? Y a-t-il une différence notable entre les deux ? Chacun, à l’heure de partir, ne supplie-t-il pas de la même façon ?

Bien sûr, un tel comportement ne pouvait pas durer. Du côté du commandement, les marques de bravoures n’étaient approuvées que si elles étaient sanctionnées par la mort. Et Barnabé ne voulait pas mourir.

Il fût donc renvoyé dans ses foyers.

Je peux affirmer, moi que le vit descendre du train en gare de Micheroux, que pour lui, rien de particulier ne s’était passé. Il avait simplement voulu aller au bout de ses principes, mais sans déroger à son devoir. « S’il fallait que je sois soldat, m’avoua-t-il, je ne pouvais être qu’un soldat de la paix. Pour Jaurès, Charles ! Â»

Ce « pour Jaurès Â», je l’avais entendu bien des fois. C’était une sorte de slogan qu’il répétait au bout de tant de phrases, comme si cette seule explication suffisait à épuiser toutes les autres.

Ce furent aussi ses derniers mots.

Ce jour-là, un jour entre tous maudit, un Allemand devait être passé par les armes. Je ne sais ce que le type avait pu faire au juste, mais il se disait que sa faute était d’avoir voulu quitter le front. Un déserteur. Le genre de crime qui ne demandait juge ni procès.

Nous étions quelques-uns qui assistions à l’exécution. Mes fonctions m’y obligeaient quoique j’eusse mille fois préféré être ailleurs.

Les six hommes avaient armé leur fusil. Un calme nauséeux était tombé sur la petite place et l’on entendait plus que la respiration saccadée par la peur du prisonnier. Lorsque l’ordre claqua, une forme humaine vint se jeter en hurlant devant les fusils braqués. Les six balles cette fois se jetèrent sur Barnabé avec toute la haine accumulée d’une humanité qui avait perdu son âme.

Fauché en pleine course, ses derniers mots résonnent encore dans le silence de ma chambre au moment où j'en trace les lettres.

« Pour Jaurès ! Â»

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