Chronique de décembre 2015
« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »
Rien n’apaise comme la neige si l'on est à côté du poêle. Rien n’est plus joli que les premiers flocons lorsqu’on les regarde tomber du bon côté des fenêtres…
L’hiver 1915 nous a pris par surprise. Un de ces hivers qu’on attend plus, tellement il tarde, mais dont on craint que la fureur ne soit plus grande encore du fait même de son retard. « Si l’hiver n’y est pas à la Saint-Nicolas, prend bien garde à ton bois ! » « Notre-Dame de l'Avent, pluie et vent; tire ton bonnet jusqu'aux dents! » Les paysans de chez nous connaissent tous un proverbe, un adage, une prévision tirée d’un almanach de grand-père qu’ils gardent précieusement dans le tiroir d’un buffet. Ces livres-là leur sont souvent plus précieux qu’une bible et plus utile aussi, même si, au terme d'une observation plus attentive on y trouve, en terme de météorologie, que les approximations inquiètes de quelques anciens dont la peur servait bien souvent de baromètre et les prémonitions d’exorcisme.
Les vieux sortaient leurs grimoires à la soirée tombée, annotant ci et là les faits qui leur semblaient avérés, rectifiant ou corrigeant ceux dont la teneur était plus déplaisante. L’ouvrage prédisait-il une mauvaise récolte qu’ils y trouvaient aussitôt la prédiction contraire, en fonction de la direction du vent ou de la rondeur des pommes. Y lisaient-ils une meilleure nouvelle qu’elle était aussitôt érigée au rang de vérité universelle, intangible et irréfutable.
Ainsi, la surprise de cet hiver 1915, sa soudaine brutalité, son arrivée parfaitement inattendue après un mois de novembre quasi estival, fut immédiatement ramenée dans le troupeau des choses escomptées par les vieux qui, avec force et conviction, crièrent haut et fort qu’ils « l’avaient vu venir et de loin ! », que « les signes avant coureurs ne les trompaient pas, eux ! » et encore qu’ils étaient « bien jeunots ceux qui ne l’avaient pas senti arriver dans leurs os… »
En ce qui me concerne, lorsque je me suis réveillé ce mardi-là, j’en ai été ébahi. Déboussolé.
Par la fenêtre de la chambre, du côté droit, j’aurais dû voir les champs. La veille encore, j’en distinguais à perte de regard le vert humide, les vallons détrempés, les squelettes d’arbres portant encore, comme on porte sur soi un souvenir chéri, quelques feuilles d’or souillées de pluie… Mais ce matin-là, rien.
Une blancheur absolue. Une opacité trop lumineuse pour être de brouillard, et plus épaisse aussi.
La neige était tombée si épaisse cette nuit-là que plus de trente centimètres en barraient mon seuil lorsque je voulus sortir.
Je garde de ces quelques instants un émerveillement d’enfant devant la beauté mystérieuse du paysage, devant son silence presque absolu, un calme profond, densifié encore par les chûtes de quelques paquets neigeux tombés de quelques branches trop chargées.
Cela ne devait pas durer, bien entendu. Ma vie était ainsi faite ! Mon métier avait ses exigences et devant ces conditions nouvelles, je savais que ma journée serait lourde d’imprévus. Le froid mordant n’est pas l’ami des temps difficiles… Pourtant, à quelques encablures de Noël, je restais profondément heureux devant l’idée d’un réveillon bercé par le murmure soyeux des flocons. Un Noël de carte postale.
Tu t’en doutes, mon petit, ce ne fut pas tout à fait le cas. Loin de là !
Nous avions, comme tous les villages sans aucun doute, nos réfugiés. Des familles dispersées par les combats, des femmes et des enfants en nombre important, des hommes aussi qui n’étaient plus en mesure d’aller au front ou qui en revenait, le corps brisé, l’esprit hanté de monstruosités qu’ils ne parvenaient pas à partager. Des Belges, évidemment, mais aussi des Français. J’ai même eu l’occasion d’accueillir quelques jours un Canadien, mais de celui-là, je te parlerais plus tard.
Et des Allemands.
Bien entendu ! Pourquoi n’y en aurait-il pas eu ? Parmi le peuple allemand, se trouvaient autant de braves gens que chez nous… De cela, j’ai toujours été profondément convaincu. Les guerres, petit, cette guerre-là et toutes les autres, passées ou à venir, sont affaires de puissants. Elles ne naissent que dans l’esprit mégalomane de quelques rois que leur pouvoir a tant éloigné du peuple qu’ils s’octroient l’invraisemblable droit d’envoyer leurs sujets au massacre pour se gagner des empires. J’en ai conçu contre eux, auxquels je dénie le nom d’humain désormais, des colères si terribles qu’elles m'ont mangé l'estomac…
Des réfugiés allemands, donc. Et leur situation n’avait rien d’enviable, crois-moi ! C’est qu’il en fallait de l’intelligence pour accueillir les représentants d’une nation honnie, des hommes et des femmes dont la langue seule nous rappelait tant de morts, tant d’ignominie, tant d’horreurs.
Je ne peux pas me les rappeler tous. La plupart d’entre eux ne faisaient que passer, fuyant tous les courroux, le nôtre comme celui de leurs compatriotes, considérés par les uns comme des déserteurs et par les autres comme des monstres. Qu’étaient-ils d’autres, pourtant, que les victimes d’une machine à broyer la vie ?
Le couple dont je veux te parler, malgré tout, n’a jamais quitté ma mémoire !
Josef et Maria… Lorsque mon adjoint, la mule, m’en a parlé, j’ai d’abord crû à une blague idiote. Un couple, femme enceinte et presque à terme, cherchant refuge à quelques heures de noël, portant ces noms-là ! Me prenait-il donc pour un crétin ? Mais la mule n’avait pas l’intelligence suffisamment armée pour inventer pareille histoire et il me fallut me rendre à l’évidence : il y avait bel et bien un Josef et une Maria errant par des chemins de campagne couverts d’une neige épaisse l’avant-veille de Noël.
Je me suis donc mis en quête d’un logement… C’est-à-dire que j’ai voulu le faire, mais le temps de les trouver (ils s’étaient réfugiés dans l’abri précaire d’une grange à demi-écroulée), une véritable tempête faisait rage sur la région. Les bourrasques étaient si fortes qu’elles menaçaient d’enlever les pauvres murs branlant derrière lesquels ils étaient pelotonnés, la femme serrée dans les bras de son mari, retenant à grand-peine des larmes de découragement.
Il fallait agir au plus vite. Les premières douleurs de l’enfantement l’avaient prise et je craignais qu’elle ne perde cet enfant.
J’ai donc opté pour la première idée qui m’a traversé l’esprit. Puisque Josef et Marie étaient parmi nous, puisque la nuit de Noël nous arrivait… Hé bien, il nous fallait accepter les signes du ciel pour ce qu’ils étaient. Je les ai donc emmenés vers l’église où une crèche vivante devait ravir les enfants le lendemain soir, lors de la messe de minuit. Aussitôt dit, aussitôt fait. Et cet enfant naquit, la nuit même, entre un grand âne et un bœuf, sous une étoile de plâtre peint…
Autant te dire que, le lendemain soir, la vision dans cette crèche wallonne, d’une vierge à l’enfant de nationalité allemande en a scandalisé plus d’un ! Mais les cris d’un nouveau né n’ont pas d’autre langue que celle de l’amour, non ?