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Chronique de juin 2015

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... Â»

 

Allons, il est temps que je t'en parle, petit.

Je t'ai raconté bien des choses déjà, mais il en est une que j'évite depuis le début. Elle est là pourtant, présente à mon esprit à chaque instant, tournoyant au fond de mes idées sans cesse, sans répit... Sans aucun instant de répit, peux-tu seulement l'imaginer ? Comme une voix qui murmurerait à mon oreille des mots rampants, des mots terribles, des souvenirs d'épouvantes, bien au-delà de ce que l'esprit humain peut accepter.

Aujourd'hui encore, je les entends ces mots. Ces images, je les vois. Les yeux clos, au plus noir de la nuit, lorsque le sommeil s'entête à me fuir, lorsque mon corps s'entortille dans des draps humides, elles me poursuivent.

Je ne suis pas particulièrement peureux. Dans mon métier, il ne faut pas l'être. Non qu'il faille être particulièrement courageux... Disons, que si j'étais de ces hommes qui sursautent au moindre bruit, dont le coeur manque un battement à la plus petite surprise, j'aurais eu bien du mal à rester Garde Champêtre tant d'années.

 

 

Puis... La guerre. On pourrait croire que la guerre finit par émousser les peurs, mais il n'en est rien. Que du contraire. La guerre et son cortège d'atrocités ne font qu'amplifier, que magnifier presque, les petites frayeurs de chacun. La guerre est un écrin parfait pour les lacunes du courage, une serre moite dans laquelle les plantes vénéneuses de la lâcheté et le couardise trouvent le terreau idéal à leur développement.

Tu vois, je tourne encore autour du pot. j'atermoie, j'évite.

Il faut pourtant que je te dise. Alors, je vais le faire avec les mots les plus simples. Les plus crus.

J'ai eu des morts plein les bras. Au sens le plus littéral du terme.

Tu le sais, bien entendu, lorsque les allemands sont arrivés, au début du mois d'août 1914, ils ont tués... Ils ont massacrés plus de cent personnes. Hommes, femmes et enfants. Des civils innocents. Je ne reviens pas sur ces faits-là... Il n'y a rien à en dire. Ou est-ce trop ? Je ne sais pas...

Une partie des corps a été enterrée dans une fosse commune, à Labouxhe. En plein champ... Jetés là, comme on jette une carcasse, sans respect, sans remords, sans une pensée peut-être pour l'épouvantable gâchis de toutes ces histoires perdues à jamais.

Ils y sont restés presque deux années, jusqu'à ce que l'on décide en haut lieu qu'il fallait donner à ces martyrs une sépulture digne de ce nom. Et j'ai été désigné pour ce... travail.

Oh, petit... J'aurais aimé t'éviter cela, mais je crois qu'il faut que tu saches.

Ce fut une tâche d'épouvante. Le ciel nous accompagnait d'une épaisse grisaille qui vira au noir profond vers le milieu de la matinée. Puis la pluie s'abattit sur nous en lourdes rafales glacées, faisant peser la terre que nous retournions, détrempant nos vêtements, épuisant nos esprits déjà éprouvés par la crainte de ce que nous allions découvrir...

J'avais ordonné à La Mule, mon adjoint, de m'accompagner sur le site. Le pauvre claquait des dents bien avant d'apercevoir les premiers restes. Je dois dire que je n'en menais pas plus large. L'idée de la mort se faisait plus concrète à chaque pelletée, une mort proche, immédiate, un état bien éloigné de la propreté des églises ou de la sérénité des veillées funèbres. Cette mort-là nous atteignait dans nos corps, nous rappelait terriblement à notre condition charnelle. Sous la terre se trouvait la porte vers notre avenir...

Au premier crâne, La Mule dû s'arrêter. De pâle, son teint était devenu cireux. Une sueur grasse lui faisait luire le front et pourtant il grelottait. Je lui avais enjoint à plusieurs reprises de manier sa pioche avec plus de douceur, mais il n'entendait plus, plongé dans la transe hypnotique d'une horreur qu'il pressentait trop terrible pour lui.

Sous nos pieds, l'éclat blanc de l'os fut comme une étincelle soudaine. Les lèvres de Mulder marmottaient quelques mots dont je n'ai jamais su s'ils étaient des prières ou des imprécations. Soudain, ses mains furent sans forces, ses jambes molles et il recula d'un pas pour s'effondrer sur lui-même, sanglotant comme un enfant.

Dans les heures qui ont suivis, j'ai découvert que l'esprit d'un homme peut s'échapper, se retirer en de lointains endroits pour que ses mains accomplissent d'elles-mêmes les plus inacceptables besognes. Nous avons extraits tous ces corps en morceaux, ces squelettes, dont certains étaient encore entiers, mais dont il ne restait souvent que les morceaux d'un indicible puzzle à reconstituer. Nous avions pour tâche première de les reconnaître, une identification qui se faisait parfois facilement : certains portefeuilles étaient encore parfaitement conservés, des lambeaux de vêtements, des chapeaux, des bijoux me ramenaient à la mémoire les visages de ceux qui les avaient portés. Dans d'autres cas, ce fut plus difficile et il nous fallut mener des recherches comparatives, retourner dans les listes hâtivement dressées de tous les défunts massacrés ce jour-là. Nous finîmes malgré tout par les reconnaître, tous.

Sauf deux d'entre-eux.

Leurs restes étaient si enchevêtrés qu'ils avaient l'air de danser sous terre une dernière valse macabre. Les deux crânes paraissaient presque s'embrasser dans un ultime ricanement de sensualité morbide, se moquant pour l'éternité de cette vie trop égoïste de son temps qui les avait laissés là, anonymes, effacés, sans mémoires.

Je dois dire qu'ils m'ont immédiatement laissé une impression étrange. Une sorte de malaise imprécis. J'avais le sentiment que quelque chose dans ce tableau ne se trouvait pas au bon endroit... Mais je n'y prêtais guère d'attention sur le moment. Mes pensées s'étaient éloignées, je n'étais ce jour-là qu'une mécanique bien rodée, une machine plutôt qu'un homme.

Ce n'est que plus tard qu'une illumination soudaine me fit comprendre ce qui avait pourtant toujours été sous mes yeux. Je fouillais ma poubelle, à la recherche d'un document, m'étonnant du nombre incroyable de déchets qui s'étaient accumulés par dessus ce feuillet que...

Par dessus...

Les deux corps inconnus étaient les derniers que nous avions trouvés, et par dessus leurs restes, il y avait une couche de terre. Ils avaient été enterrés là avant nos morts.

J'ai su aussitôt. Une quinzaine de mois avant ces jours terribles, un homme (dont je tairais le nom) avait signalé la disparition de son épouse. Une bien étrange disparition. La femme était partie quelques minutes, selon son témoignage, acheter un pain de glace et n'était jamais revenue.

L'homme en avait été suffisamment perturbé pour sombrer dans une mélancolie si grande qu'elle l'avait mené à la plus sordide des pauvretés.

Je me souviens avoir noté dans mes carnets que l'homme était décédé l'hiver suivant. Ironie du sort, il était mort de froid.

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