Chronique de Mai 2015
« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »
J'ai souvent dit "ni dieu, ni maître", je l'ai souvent pensé, quelquefois espéré, sans trop y croire. J'ai vu de mes yeux les hommes les plus solides ramper devant les plus abominables des autorités, je les ai vus quémander des faveurs, vendre leur honneur, leur fierté, leur humanité... pour le prix d'une vie, la leur parfois, celles de leurs enfants, de leurs femmes, de leurs amis souvent.
J'en ai pleuré, petit Charles. À toi, je peux le dire. J'en ai versé des larmes amères, des pleurs de rage et d’impuissance. Parce que je les comprenais, vois-tu ? La vie était, après tout, la seule valeur, le bien le plus précieux, l'unique bien qui nous restait en propre. Comment aurai-je pu blâmer ceux qui faisaient le choix de la conserver ? Que savons-nous, finalement, de ce qui vient après ? Quelle confiance pouvons-nous avoir dans notre propre sacrifice ?
Bien sûr, ce sont des questions que l'on se pose bien plus tard. Dans le calme d'une soirée d'été, assis devant ce grand cahier qui se couvre peu à peu de mes lignes à l'encre noire, il est aisé d'y revenir, de s'y arrêter. Il ne serait pas moins aisé de juger, de condamner sans doute. Mais je m'y refuse, parce que je me souviens. Si la mémoire ne doit avoir qu'un but, c'est celui-là : nous empêcher de porter un jugement trop hâtif sur ce que d'autres ont fait, que nous n'avons pas fait, peut-être.
J'en ai pleuré, c’est vrai.
Mais j'en ai ri, aussi.
T'ai-je parlé de la Mule ? Non ? Alors, il est temps.
Tu le devines, mon métier de Garde champêtre était parfois un métier bien solitaire. De longues randonnées par les chemins, les champs, les sous-bois. La nature pour seule compagne, le silence pour unique chanson. Ces obligations-là étaient, je dois l'avouer, parmi mes préférées. Je n'ai jamais été bavard, tu comprends ? Parler pour ne rien dire n'a jamais été mon fort. J'ai toujours laissé cette prérogative à certains politiques dont c'est la vocation et à quelques soiffards dont c'est la passion. Les seconds se confondant parfois avec les premiers, mais c'est une autre histoire...
Malgré tout, j'ai eu des collègues. Et non des moindres.
La Mule était l'un d'eux.
Son surnom lui venait peut-être de son patronyme : Mulder. Mulder, la Mule... l'assonance saute aux oreilles. Mais il y avait autre chose, bien sûr.
La Mule m'avait été adjoint au cours de l'été 1915, soit une année après les évènements terribles qui avaient ensanglanté notre village.
Il est vrai qu'un peu d'aide était la bienvenue. Mais de cette aide-là , je me serais bien passé !
Mulder était un imbécile. Un crétin. Je sais que je ne devrais pas me permettre de jugement aussi péremptoire, mais je l'ai pratiqué cet homme, je l'ai subi, pendant presque trois années, et je sais ! Voilà , c'est tout. Je sais.
On dit d'une mule qu'elle ne bute pas deux fois sur la même pierre... Hé bien, la mienne de Mule, si !
Mulder a frappé à ma porte un mardi. La chose n'a l'air de rien, mais si je te dis qu'il aurait dû arriver la veille... Seulement, voilà , le bonhomme s'était trompé dans l'horaire des trains en provenance de Chênée. Sachant qu'il n'y en avait plus que deux par jour à ce moment-là , la probabilité de se tromper était forcément en proportion inverse de l'intelligence du type.
Lorsque j'ai ouvert la porte, j'ai vu un homme grand et maigre dont le visage poupin, joufflu et rougeaud contrastait étrangement avec la mise. Sanglé dans un uniforme si neuf qu'il lui donnait l'air d'un mannequin de couturière, il dardait sur moi un regard qu'il voulait sévère (ce type a toujours confondu la sévérité et l'autorité) mais qui lui donnait plutôt la physionomie d'un merlan hors de l'eau.
- L'bonjour, Chef ! m'a lancé la Mule en portant sa main droite à son front dans une sorte de parodie ridicule de salut militaire. « J'm'essscusse du r'tard, mais c't'assez dire que l'train... »
Je l'ai laissé se lancer dans une explication tarabiscotée dont il ne m'est resté que l'impression vague d'un brouillon mal rédigé.
Puis nous avons commencé notre journée par une tournée classique. C'est alors que j'ai commencé à comprendre qui était vraiment ce nouveau collègue. Notre passage par la Belle Fleur, avec un arrêt dans un estaminet, m'a mis la puce à l'oreille. Les ouvriers étaient généralement des hommes tranquilles, presque placides. L'épuisement d'une journée de travail au fond aurait calmé les ardeurs de n'importe qui, il faut le dire. Mais si calmes qu'ils soient, ils n'étaient pas hommes à se laisser marcher sur les pieds sans réaction.
La Mule entra dans le minuscule café comme en terrain conquis, faisant claquer la porte d'un coup de pied, et toisant d'un air vainqueur la douzaine de travailleurs attablés devant un bock ou une goutte. J'étais juste derrière lui et, aux regards qu'on lui lança, j'eus immédiatement le sentiment que tout ne se passerait pas forcément au mieux. Je rattrapais sa main in extremis lorsqu'il voulut découvrir d'une chiquenaude un grand type encore coiffé de sa casquette... Il avait crû sans doute que son accession nouvelle à la fonction d'adjoint du Champêtre lui donnait des privilèges de bourgeois et qu'on se devait de se lever pour le saluer à son entrée. Il ne termina pas son mouvement, fort heureusement, je l'avais attrapé par le col pour le tirer vers l'arrière... Au mouvement de l'ouvrier puis à son regard légèrement goguenard, je compris que nous venions d'échapper de très peu à une belle bagarre générale.
- Mais Chef, je m'en aurai aussi bien tiré sans vous, donc !
- Je m'en serais, Mulder ! Je m'en serais !
En le regardant marcher devant moi, ses longues jambes maigres raidies de fierté, son torse cave bombé, de sombres pensées me sont venues. Ce type allait me coûter plus d'efforts qu'il ne m'apporterait d'assistance, c'était sûr !
Tu vois, petit Charles, l'important dans mon métier, c'est la relation que l'on crée... Et finalement, l'important dans une vie, c'est la même chose !
J'aurai dû peut-être me débarrasser immédiatement de la Mule, mais... comment dire ? Je dois avoir une indulgence coupable pour les abrutis...
Un peu plus tard, nous sommes passés devant la maison de la Rosette. Une femme, disons, de moeurs légères... Je le savais, nous le savions tous, et bon nombre de mes amis et relations avait de son anatomie une connaissance, comment dire... fort tactile.
Elle était sur le seuil, souriant au soleil, au ciel ou aux oiseaux et lorsqu'elle a reconnu la Mule, elle lui a fait un grand clin d'oeil !
- Alors, mon beau, hier ne t'a pas suffi ? T'es déjà de retour ?
J'ai vu la Mule rougir, puis je l'ai entendu s'étrangler lorsque je lui ai demandé :
- Hé bien, Mulder, le train passe donc chez la Rosette maintenant ?
Puis il a trébuché contre un caillou et s'est étalé de tout son long, le nez dans la boue, son bel uniforme tout neuf couvert d’une belle couche de crottin tout frais.
Tu penseras sans doute que mon indulgence frisait le laxisme, mais bon… Il m'a fait tant rire que finalement, je l'ai gardé.