« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »
Chronique septembre 2015 – Gaspard Lejeune
Flux et reflux, le monde est vague, souffle, respiration... Il va, vient, tourne et détourne, se répète et se trompe. La guerre, petit, fait partie de ces éléments du monde qui vont et viennent, comme les canicules, les épidémies, le retour de l’hiver à l’orée du printemps… Comme ces vagues cousins que l’on croit si lointains, mais dont on parle un jour, par hasard au détour d’une conversation sans importance, et qui soudain sont là , sur le pas de la porte à vouloir vous rendre une visite tellement inattendue qu’elle en est importune.
La guerre est comme ces cousins lointains.
On sait qu’elle existe, bien sûr, mais au bout d’un moment, elle s’éloigne de nos préoccupations immédiates pour se fondre dans le quotidien difficile des temps de malheurs. On ne la discerne presque plus dans l’ombre grandissante des complications, on ne l’entend plus, qu’à peine dans le tic tac incessant des instants qui s’ajoutent aux instants. Puis tout à coup, elle nous revient. Violemment.
C’est de cette façon que nous revint le fils Gaspard.
Il s’était engagé aux premiers jours, courant défendre le pays sur le front de l’Yser, presque joyeux à l’idée de se couvrir de gloire aux yeux de belles amoureuses qui n’existaient que dans son imagination au bord de l'enfance.
Pendant des mois, nous n’avions plus entendu parler de lui. Quelques courriers, au début, mais qui ne nous arrivaient qu’avec un retard considérable. Puis plus rien.
Il lui restait un père, Gaspard le Vieux, et un frère trop jeune pour l’avoir vraiment connu. Dans cette famille squelettique, son silence avait été absorbé comme l’eau par une éponge. Gaspard le Vieux ne faisait plus tenir sa maisonnée que par la force de l’habitude ou du Saint-Esprit. Épuisé par une vie de travail au fond noir des galeries minières, ses vieilles épaules supportaient déjà un trop plein de malheurs depuis le décès de son épouse. Il ne lui avait survécu que par la présence de son dernier-né, un gamin qui atteignait à peine ses quatre ans en 1916 et dont la vitalité paraissait parfaitement anachronique dans les mornes pièces de leur maison.
Le fils aîné y trônait en photographie, au côté de sa défunte mère, posé sur une étagère, exactement comme s’il était, lui aussi, déjà mort et enterré. Il ne lui manquait au fond qu’un ruban noir pour parfaire son absence, la rendre enfin définitive, presque lui enlever du poids.
Il m’arrivait de passer voir Gaspard, plus par inquiétude du gamin, que par sympathie pour le vieux d’ailleurs, car ces visites n’avaient rien d’amusant. Le gamin pourtant ne paraissait pas souffrir des ombres tenaces qui pesaient sur sa maison. Sans être aussi remuant que certains, il restait débordant de vie, trouvant à jouer avec tout et n’importe quoi.
Puis son frère est revenu.
Sans que nous le sachions.
Soumagne avait toujours été un village de passage. Sa situation géographique, presque aux portes de l’Allemagne, à quelques kilomètres des industries lainières de Verviers, son charbonnage aussi, en faisaient un village où il n’était pas rare de croiser des étrangers. Nous n’y prêtions guère d’attention.
Et puis, la guerre nous en avait amené bien d’autres : réfugiés fuyant les combats, familles déchirées errant à la recherche d’un moment de paix, soldats, enfants abandonnés en placement à des familles plus bourgeoises… Notre population étaient aussi changeantes que le temps de mars.
N’empêche… Nous aurions dû le voir. Le reconnaître et l’accueillir.
Le jeune Gaspard avait dû arriver par le train et descendre en gare de Micheroux.
Qu’avait-il fait alors ? S’était-il arrêté quelques instants pour respirer l’air de son village natal ? Avait-il décidé d’aller prendre un godet au café ? S’attabler un instant dans le bruit et les vapeurs de tabac pour écouter l’accent des gens d’ici… Peut-être avait-il eu envie d’un morceau de pain, de tarte ? S’était-il précipité dans la première boulangerie venue pour tenter d’y retrouver le goût de son enfance ?
Ou bien s’était-il mis en marche immédiatement, descendant à long pas, le sac pesant lourd sur son épaule droite, vers Soumagne, vers la maison de son père ? Avait-il respiré à plein poumon un air qui devait lui sembler d’avant-guerre ?
Peut-être Gaspard croisa-t-il un voisin ? Un ancien auquel il aurait fait un signe de sa main libre mais qui ne se serait pas arrêté, pressé peut-être de rentrer lui aussi…
Jeta-t-il un œil vers la tour du Bas-Bois, songeant qu’aux douleurs de la guerre répondaient avec obstination les douleurs de la paix ?
Versa-t-il une larme ? Fut-elle d’apitoiement sur lui-même, d’angoisse ou d’apaisement. Trouva-t-il dans ce trajet, ces quelques minutes de marches vers sa maison, un moment de repos de l’âme ? Peut-être. Je l’espère de toutes mes forces.
Car ce repos, s’il existat, fut bien court.
Lorsque l’on frappa à sa porte, Gaspard le vieux ne se leva pas. Il avait cessé d’être accueillant au lendemain de l’enterrement de sa femme. C’est le petit qui vint ouvrir, un grand sourire aux lèvres, espérant sans doute la visite d’une voisine venue porter une sucrerie, un peu de confiture peut-être. Mais son sourire s’évanouit dans un cri de terreur aussitôt la porte entrouverte.
L’homme qui se tenait devant lui, un homme qu’il n’avait jamais vu, n’avait plus de visage. Ce qui en tenait lieu, magma boursouflé de chairs recousues, n’était que le reliquat d’une face à la géographie bouleversée. La lèvre supérieure, au trois quarts absente, ne couvrait plus les dents qui semblaient autant de crocs prêt à mordre. Une paupière était fermée, deux longues cicatrices couraient autour du front et l’une des oreilles n’était plus qu’un trou aux étranges contournements. Une vision terrifiante. Pour l’enfant comme pour le vieux.
Il y eut un silence.
La porte se referma.
Nous n’avons jamais su où s’en était allé Gaspard le jeune. S’il avait repris un train ou s’il s’était enfoncé dans les chemins de campagne jusqu’à se perdre.
Son père ne l’avait pas reconnu…