Chronique de novembre 2015
« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »
Quoi de plus important qu’une lettre ? Quoi de plus crucial que les mots ?
Je peux te le dire, petit, pendant ces années terribles, recevoir une carte postale, un colis, une photographie ou une missive était le signe tangible que la vie, envers et contre tout, continuait à se frayer un chemin. Les mots les plus simples avaient valeur de trésor. Ils portaient trace et mémoire de ceux qui tentaient de survivre, là -bas, dans ces tranchées ignobles que les puissants leur avaient fait creuser comme on creuse sa propre fosse…
Le facteur (celui de chez nous était un grand escogriffe au visage sévère barré d’une moustache qu’il ne devait guère entretenir tant les pointes lui tombaient bas sur le menton) était la silhouette la plus attendue dans chaque maison. Des plus pauvres aux plus bourgeois, nul ne restait insensible à son approche. Avouons-le, il avait la démarche singulière… Les jambes si longues qu’on l’eut pris pour un héron, posant précautionneusement ses pattes aux rives d’un étang, s’il n’avait porté un képi rond à l’indéfinissable couleur. Il se montrait toujours au moment le plus inattendu. Parfois dès potron-minet, la rosée lui frisant le poil, le froid de la nuit encore emprisonné dans sa grande capote d’hiver, parfois en plein soleil de midi, suant comme un âne, l’haleine perdue, descendant du château, les joues plus rouges que nos pommes d’automne. Le plus souvent, pourtant, c’est à la nuit presque tombée que son ombre dégingandée se profilait au loin. On entendait d’abord le rythme syncopé si particulier de ses chaussures cloutées sur les pavés. Une sorte de TOC-toc-TOC en trois temps qui révélait (pour peu qu’on l’écoute avec attention) une démarche chaloupée par un genou que les premières attaques allemandes avait blessé et dont aucun chirurgien n’avait pu rétablir le bon usage. Cette claudication sonore poussait chacun à sortir de son chez-lui, qu’il fasse plein soleil ou que le froid vous morde la couenne jusqu’à l’os. Alors, on le voyait, encore loin parfois, mais on reconnaissait cette tête coiffée qui penchait un pas sur deux vers la droite comme pour compenser la faiblesse de cette maudite jambe.
L’homme souffrait, c’était une évidence. Et en d’autres temps, sans doute lui eut-on interdit de garder ce travail.
Car le labeur du facteur était chose physique ! Tu peux m’en croire, petit ! Ils n’étaient pas nombreux, ceux qui, même jeunes et en bonne santé, eussent été capable comme il l’était de porter par tout temps la lourde mallette de cuir accrochée sur son torse par une large lanière qui partait en travers de sa poitrine et de son dos. Une mallette qui s’ouvrait vers lui, comme une cassette protégeant les trésors tout à la fois les plus futiles et les plus précieux. Des signes de vie. De survie.
Il n’était pourtant pas question de lui venir en aide. Aussi difficile qu’ait paru son chemin, celui qui aurait osé l’approcher pour le soulager, pour quelques dizaines de mètres, de ces colis si lourds se serait vu rembarré et de verte façon !
— Vo esté hodé, facteur…
— Rimouss è't mohonne, maul acclèvé ! d’ji pou ben fé to seu !
Le ton rogue, la moustache hargneuse et la main prompte à se fermer en poing en avait dissuadé plus d’un.
Il fallait donc attendre, ne pas montrer le moindre signe d’impatience au risque de se voir lancer un regard noir et sourcilleux.
Mais pour une lettre, nous aurions attendu deux vies !
Anatole Louis, c’était son nom, est mort au travail. Peut-être est-il mort de son travail… Mais à l’époque, les faits n’ayant guère changé à l’heure où je rédige ceci, mourir de son travail était aussi banal et régulier que le maraudage des pommes ou l’inhumanité du bourgeois. On mourait à tour de bras, de faim, d’épuisement, de lassitude, de désespoir. On mourait comme on trébuche sur une mauvaise pierre, stupidement, presque par inadvertance.
La mort d’Anatole, pourtant, nous l’avons vue venir. Elle l’accompagnait depuis longtemps, se glissant derrière lui, presque dans son ombre, accentuant jour après jour sa claudication. La camarde pesait sur ses épaules, à chaque heure un peu plus lourdement et nous le voyions, penché en avant sur la terre, comptant le moindre pas comme le dernier. Mais nous n’y pouvions rien faire… Et puis, il y avait tant de volonté chez cet homme, tant de hargne à terminer sa tâche sur terre que nous n’osions pas nous interposer.
Quelque chose à finir… voilà ce qui semblait le mener au plus loin de ses forces. Une mission, une dernière épine à ôter de sa vie, un indéfinissable horizon que lui seul semblait voir et qu’il voulait atteindre au risque de son existence.
On dit souvent que « le cordonnier est le plus mal chaussé »… l’adage s’est avéré si exact pour Anatole qu’il a passé les dernières années de sa vie à poursuivre une chimère postale.
Il était revenu du front vers le printemps 1915. L’homme qui s’était engagé, quelques mois auparavant, n’avait qu’un lointain rapport avec celui que nous avons vu revenir. La blessure, bien entendu, y était pour beaucoup. Un facteur boiteux c’est un cheval auquel il manque un fer… ça ne dure jamais bien longtemps. Mais il n’y avait pas que cela. Il y avait cette chose que nous avions constatée souvent chez ceux qui avaient la chance de rentrer. Un voile, un nuage terne sur leur visage, un œil éteint. Et la peur. Une peur si immense, si inhumaine qu’elle semblait sourdre de tous leurs pores, les faisant bégayer, obstruant leur gorges jusqu’à l’asphyxie, secouant parfois leurs membres de tremblements incoercibles. La grande peur. L’ombre tenace des champs de boues où s’étaient allongés pour toujours tant de leurs amis.
Il y avait de cela aussi chez Anatole, mais la puissance morbide de ces terreurs semblait contrebalancée par autre chose qui ressemblait étrangement à de la culpabilité.
Champêtre que je suis, je connais la culpabilité. J’en connais les symptômes et les traces, j’en repère les signes, je la flaire à dix mètres… je l’ai repérée très vite chez Anatole. Je ne saurais dire exactement à quoi… Un regard en coin, une façon de se retourner un peu vive, un pli maussade de la lèvre ou du front ?
Et puis cette manie qu’il avait d’envoyer et de renvoyer toujours le même courrier à des adresses sans cesse différentes. Ce pli, il a tenté de le faire parvenir à son destinataire plus de trois cents fois !
Une petite lettre toute simple, accompagnée d’un poème. Quelques mots que je peux encore citer de mémoire : « Monsieur, voilà des mois que je tente de vous rendre ceci qui vous appartient. Je suis facteur, qui mieux que moi peut savoir l’importance d’un courrier ? Celui-ci m’a été adressé par erreur, alors même que vous tentiez de soigner ma jambe. Je n’ai appris que trop tard que le Louis A. n’était pas pour Anatole, mais pour Aragon ». Le fragment de poésie aura-t-il retrouvé son propriétaire ? je ne le sais pas. Mais les mots me sont restés. Ils me resteront toujours…
« Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille… »