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Chronique d'octobre 2015

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... Â»

 

Au plus sombre de notre époque, alors que les hommes mettaient l’espoir sous le boisseau, alors qu’ils plongeaient l’univers dans la nuit la plus opaque, dans l’horreur la plus profonde, les même hommes l’ont éclairé d’un jour nouveau. Un jour artificiel.

Ils l’ont électrifié.

Cela me semble étrange aujourd’hui encore, alors que je prends la plume au fond d’une soirée tardive, de voir mes pages éclaboussées de cette lumière blanche et immobile, cet éclat si radicalement figé dans un éblouissement qui semble ne devoir jamais finir.

Voilà quelques années pourtant. J’aurais dû m’y habituer… mais non. J’ai trop vécu dans l’ombre.

 

 

En le disant, je souris de la double signification que tu pourrais trouver à ces paroles. C’est vrai, je suis un homme de l’ombre, dans bien des sens…

Mais les ombres dont je te parle sont celles qui furent mes amies longtemps. Les ombres de mon enfance, ces nocturnes mouvances que réinventaient sans cesse les bougies ou les feux de bois. Ces ombres-là, les flammes venaient les débusquer dans les plus petits recoins de la maison, elles les créaient dans les creux minuscules des murs, dans les angles des meubles, jusque sur les visages qui se sculptaient la nuit bien autrement que le jour.

Nous vivions alors dans une lumière plus chiche, mais cette lumière-là était aussi chaleur.

La lumière électrique ne l’est pas.

Oh, je sais, comme chacun, que si mes doigts viennent à se poser sur l’ampoule, ils se brûleront. Mais la brûlure ne s’étend pas à plus de quelques millimètres du verre. La lumière des bougies nous réchauffait bien autrement !

Et puis cette fixité, cette immobilité de la lumière électrique lui donne un côté inhumain. Le vivant se caractérise par le mouvement, ne trouves-tu pas ? La lumière électrique est une lumière morte.

Et cette lumière morte est arrivée dans une ère de mort. Naturellement.

L’invention, sans être ancienne, n’était plus de dernière nouveauté. En 14, nous savions depuis des années que Monsieur Edison commercialisait des ampoules à filament. L’instituteur Matisse m’en avait expliqué le fonctionnement à plusieurs reprises, fonctionnement que j’ai fini par comprendre, mais que d’autres dans le village n’ont jamais vraiment accepté.

Notre Clochard, Noquette, était l’un de ceux-là.

L’homme n’était pas stupide, loin s’en faut. Il pouvait même faire preuve d’une culture littéraire tout à fait étonnante : je l’ai entendu souvent citer Jaurès. « Parce que le millionnaire n’a pas récolté sans peine, il s’imagine avoir semé Â» lançait-il souvent au bourgmestre Frusch. Et d’ajouter, en voyant mon regard sourcilleux se poser sur lui, « le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire… Allez-vous m’dire le contraire, Champèt ? Â»

Et bien sûr, le contraire je n’aurais pu l’affirmer. Noquette avait raison. Aussi crasseux soit-il, il avait raison de citer Jaurès, qui nous manquait déjà comme un membre amputé de notre intelligence collective.

Mais pour littéraire qu’il soit (et je crois qu’il ne l’était que par conviction d’un combat à mener, sans autre volonté que de nous forcer à penser plus loin que nos plaies immédiates), Noquette pouvait faire preuve d’un côté parfaitement rétrograde à toutes formes de progrès.

Ainsi, l’électricité lui faisait peur.

Une peur bleue.

Bien entendu, nous avons dû attendre plusieurs années avant que nos maisons ne bénéficient d’un vrai réseau électrique. Les premiers à l’avoir installé furent les patrons des charbonnages… Faut-il en conclure que nos bourgeois étaient éclairés, je ne crois pas mais qu’importe…

On en n'a plus conscience déjà, tant la chose parait aujourd’hui naturelle, mais sortir de leur nuit perpétuelle, les galeries du Bas-Bois a été un événement d’un retentissement sur les esprits absolument incroyable. Ici, chacun s’en souvient.

Nous avons tiré les tréfonds de la terre hors de leur nuit ! Une nuit si profonde que l’œil ne pouvait que s’y perdre. Les mineurs auxquels il était arrivé, par défaut de lampe ou par accident, de se retrouver coincé, fut-ce quelques minutes, dans la nuit du fond le racontaient toujours avec un tremblement dans la voix. Cette obscurité-là était la mère de toutes obscurités. Une absence si totale que l’esprit des hommes pouvait y deviner la présence de la faucheuse, de l’infini, de l’impensable vide qui nous attends tous un jour où l’autre. Forcer la lumière vive en cet endroit avait, c’est vrai, quelque chose de magique.

Et de blasphématoire, s’il fallait en croire Noquette.

— Vindju ! Vos n’irez pas m’faire accroire qu’y n’a nin on diale divint !

Noquette était là pourtant, le jour de l’inauguration du réseau. Un jour d’illumination qui se devait d’être dignement fêté.

La guerre imposait ses restrictions, bien sûr, mais les pauvres en faisaient les frais plus que les nantis et nos édiles avaient prévu la clique et le vin d’honneur pour cette occasion.

L’instituteur, le médecin, le bourgmestre et ses échevins, même le curé y étaient.

Et Noquette.

Comment il avait pu se glisser dans cette belle assemblée sans être refoulé, je n’en sais rien. Sans doute l’avait-on laissé entrer avec un mélange de pitié et de lassitude. Noquette avait toujours été de toutes les réjouissances publiques et de quelques privées. Il y avait sa place comme un rappel vivant de ce que l’abondance des uns fait à la pauvreté de beaucoup.

Le moment se voulait solennel. L’harmonie avait joué avec une étonnante sobriété jusqu’au moment où, le bourgmestre, la main sur un levier s’était apprêté à jeter une lumière nouvelle sur nos vies. Noquette avait largement fait honneur à l’apéritif et il tanguait dans un coin, l’œil rivé sur la main de Frusch, maugréant à mi-voix les pires imprécations. Je gardais un œil sur lui. La peur lui coulait en sueurs froides sur le front et je craignais qu’il ne tente un geste malheureux contre nos élus.

Je l’entendais grommeler qu’il ne pouvait pas voir ça ! Que l’bon dju ne l’permettrait pas ! Qu’il en allait de l’avenir du monde…

Et en effet, il ne le vit pas.

Lorsque, dans un silence soudain plus épais, le bourgmestre prit son souffle pour abaisser le levier, je vis Noquette s’évanouir et s’abattre lourdement sur les tréteaux qui soutenaient encore les verres du vin d’honneur.

La lumière fut mais le plus éclairé d’entre tous ne pouvait plus la voir.

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