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Chronique d'avril 2016

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »

 

 

C’est en Novembre 17 qu’ils sont arrivés, masse uniformément grise de guenilles fatiguées, visages hagards d’un épuisement vieux de plusieurs semaines, traînant qui un enfant en larme, qui un vieillard aux pas difficiles, qui encore soutenant l’épaule d’un malade trahi par des poumons en déroute.

Les évacués.

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Ho, des populations déplacées, nous en avions vu. Poussées dans le dos par l’étreinte froide de la camarde, tirée devant par l’espoir vacillant de trouver une contrée qui soit moins meurtrie par la guerre, nous en avions regardé passer par paquets. Quelques-uns s’étaient arrêté à Soumagne pour un temps de repos, plus ou moins long. Certains avaient même finit par s’établir dans l’une ou l’autre maison au trois-quart détruite, faisant devant tous la preuve que si leur chance avait pris un autre chemin, le courage, lui, ne les avait pas abandonnés. Ceux-là forçaient l’admiration et avaient suscité, chez beaucoup, une forme de pitié ou de compassion qui poussait à l’entraide. Une solidarité comme celle que les paysans ont entre-eux : à la fois solide et pétrie de méfiance. Après tout, ces gens-là n’étaient que des étrangers et ils le resteraient…

Mais, étrangers ou pas, on ne les laissait pas travailler seuls. Ce ne sont pas des choses qui se font !

Ceux-là étaient des réfugiés. Ce qu’ils fuyaient, nous l’avions connu, ô combien !, et cette parenté dans la souffrance nous devenaient proximité. Ils étaient nos frères et nos sœurs de guerre, les orphelins du plus grand parricide qui se puisse perpétrer : celui de l’humanité.

Trouvons-nous un ennemi commun et nous voilà frères de tous et de chacun !

Je ne m’en plaignais pas. La fraternité peut bien prendre la forme qu’elle veut, tant qu’elle existe : l’humain grandit.

Pour ceux qui nous arrivèrent en novembre 17, le cas fut bien différent.

Il s’agissait de Français, des habitants du nord, qui avaient été chassé de chez eux par les Allemands eux-mêmes. Les circonstances de la guerre avaient évolué de telle sorte que l’armée allemande, pour consolider la ligne de front, avait commencé à pratiquer une politique de la terre brûlée. Sur des dizaines de kilomètres, les troupes allemandes avaient donc chassé les habitants de leur ville et village et détruit par centaines leurs habitations. Ces gens, pour la plupart des femmes, des enfants, des vieillards, des malades (il s’agissait de ne pas augmenter les forces de nos alliés en leur envoyant des hommes en état de combattre, bien entendu) avaient donc échoué sur les routes, malmenés par des militaires qui les entassaient dans des convois dont ils ne savaient pas, la plupart du temps, où ils les emmenaient.

Il faut imaginer leur détresse !

Quitter sa maison, ses collines, son village est en soi un déchirement qu’il ne faut souhaiter à personne. Mais être séparé de tout un passé, de toute une vie de souvenir, en les sachant voué à la destruction est bien pire encore ! Ces gens partaient le cœur lourd d’abandons, de pertes, l’esprit hanté par l’irréparable faille creusée dans leur vie. Une faille que rien, jamais, ne viendrait combler.

Pourtant, si patente qu’elle fut, cette détresse émut bien moins, cette fois, les admirables citoyens que nous pensions être…

J’étais présent lors de l’arrivée du premier de ces convois et la tension était palpable aux abords de la gare. Je ne sais comment les gens l’avaient su, mais un groupe s’était rassemblé, une vingtaine de personnes sans doute, et attendait l’arrivée du train de pied ferme.

J’en reconnus quelques-uns immédiatement. Des braillards de fin de soirée trop arrosée pour la plupart, des brutes avides de bagarres, prompts à lancer leurs poings au premier prétexte venu. Mais d’autres visages m’étaient parfaitement étrangers, venus d’autres villages peut-être. Ce qui les avait amenés là ? je n’en savais encore rien, mais j’augurais à leur mine que ce ne devait pas être le plaisir de l’accueil…

Ce premier jour, néanmoins, resta presque serein.

Peut-être la vue du pauvre troupeau qui descendait du train, aussi mal en point au physique qu’il était atteint au moral, les dissuada-t-elle d’agir autrement que par quelques grognements mécontents. Les visages étaient fermés, les poings serrés, mais les langues ne se délièrent pas et personne ne bougea. Si les évacués sentirent peser sur eux les regards lourds des hommes, ils ne parurent pas les remarquer. Peut-être y étaient-ils déjà habitués ? Le trajet depuis la France n’avait pas été facile…

Des « boches du nord »…

Je n’avais jamais entendu l’expression, elle me dégoûta aussitôt.

Un second convoi devait arriver dès le lendemain. Craignant que cette fois, les choses n’en restent pas là, je fis appel à la Mule pour m’accompagner. Mulder, mon adjoint, était de ces imbéciles dont la sottise elle-même peut être utile. Il ne me fallut donc pas plus de quelques minutes pour comprendre le problème.

— Dites-moi, la mu… Hm, Mulder, vous êtes au courant de l’arrivée des Français ?

— les « boches du nord » ? Ça oui ! Des pourris, tiens donc ! Est-ce donc qu’on en n’a pas eu assez, nous, du malheur pour devoir encore nous occuper d’ceux-là qui fricotent avec les prussiens depuis des années ?

— comment ça « qui fricotent" ?

— Ben, z'irez pas jusqu’à m’dire qu’après tant de mois à vivre avec eux, épaules contre épaules quasi, main dans la main, y z'ont pas un peu collaborés, quoi ?

— Mais bougre d’âne, vous croyez donc qu’ils l’ont voulu ?

— J’ai pas dit ça, mais…

— Mais vous n’avez rien dit du tout, voilà ce que vous devez garder en tête, pour peu que vous en ayez une, évidemment !

— Mais… Heu, oui, chef !

C’était donc ça ! La suspicion, fille de la peur et de la précarité… Voilà ce qui entachait l’arrivée de ces pauvres gens. D’avoir vécu sur la ligne de front pendant plus de deux années suffisait à donner l’impression qu’ils étaient passé à l’ennemi…

Bien entendu, la chose était méchante et ridicule, mais allez faire entendre raison à des hommes dont la survie est en jeu, des hommes qui voient autour d’eux la profonde injustice d’un monde qui, toujours, sauve le bourgeois en sacrifiant les forces de l’ouvrier… Lorsque cet homme-là, qui n’est ni plus ni moins mauvais qu’un autre, constate qu’à ses propres souffrances viennent s’ajouter celles de l’étranger, il se replie sur lui-même, jusqu’à la plus cruelle des idioties.

Pourtant, cette expression « boches du nord » me sonnait étrangement à l’oreille… Du nord, finalement, nous l’étions aussi. D’où pouvait-elle venir ? Qui diable avait bien pu la glisser dans l’oreille de ces gars ?

La réponse était toute simple, si évidente même qu’elle aurait pu me sauter aux yeux si je n’avais été fort occupé à désamorcer ce qui pouvait devenir une bataille rangée dès le lendemain. Une guerre en plus petit, la guerre des pauvres entre eux.

C’est exactement ce que je tentais d’expliquer au Firmin, un des fort en gueule que j’avais croisé la veille.

— Les puissants forgent ainsi leur puissance, Firmin ! En poussant les plus pauvres à se battre entre eux ! C’est exactement ce que vous ferez si vous levez la main sur ces types...

C’est alors que j’entendis la voix chantante typique d’un méditerranéen, derrière moi.

— Peuchère ! Les boches du nord, ils sont venus tellement chez nous, que nous avons dû nous ensauver ! Vous voulez donc la même chose chez vous ?

Je compris à la seconde. Les insultes à l’encontre des « boches du nord » ne pouvaient venir… Que du sud !

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