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Chronique de mai 2016

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »

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Personne ne dira de Justin Laberrie qu'il était un homme malpropre.

Fermier installé aux abords immédiats de Fêcher, Justin était semblable à la plupart de ses contemporains, récuré de frais le dimanche matin, pour la messe, comme d'autres pour l'apéritif, puis d'une hygiène de plus en plus fragile, voire douteuse, jusqu'au dimanche suivant.

C'est qu'à l'époque, les notions hygiénistes chères à quelques intellectuels bourgeois se heurtaient encore à une forte opposition de la part de nos paysans. Dame ! Ils étaient encore fort nombreux à croire que la crasse, une bonne vieille couche de poussière accumulée au fil des jours et agglutinée à une croûte de boue, protégeait de la plupart des maladies.

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Certes, les instituteurs insistaient avec force menace et punition pour que les enfants se présentent à l'école débarrassés de l'essentiel de leur saletés. On voyait d'ailleurs quotidiennement quelques écoliers plus rétifs obligés de se débarbouiller, alignés torses nus devant des baquets d'eau posés à même le sol de la cour de récréation. Mais pour le commun de nos villageois, être propre relevait de l'exception plutôt que de la règle.

Justin n'était donc ni pire ni meilleur que les autres. Son intérieur était celui de ces petites fermes dans laquelle les animaux jouissaient souvent d'un confort plus élaboré que les humains. Une seule pièce dans laquelle s'entassaient, sur deux banquettes autour d'une grande table de bois, sept enfants, sa femme et les deux aïeux encore en vie. Le point d'eau se trouvait à l'extérieur, et elle n'était courante qu'en actionnant une pompe à main, les toilettes se nichaient plus loin encore, dans le jardin, juste après le potager, et n'étaient abritées de la pluie et du froid que par quelques planches et un toit mal assujetti. On ne dira pas assez l'effort qu'il fallait aux enfants pour sortir en toilette de nuit et se faufiler à la seule lueur de la lune jusqu'à ce petit cabanon perdu dans les ombres au fond d'un jardin qui paraissait soudain faire dix fois sa longueur...

Dans la pièce unique, le crapaud chauffait toute cette maisonnée éclairée par deux ou trois crassets qui ne parvenaient qu'imparfaitement à extirper l'intérieur de la pièce de la nuit profonde du dehors. Il y régnait d'ailleurs une semi-pénombre même en plein jour.

Les odeurss forte des corps n'étaient pas tout à fait couvertes par celles des étables qui jouxtaient immédiatement la maison. Deux vaches et un cheval faisaient la richesse relative de la ferme Laberrie. L'étable, par contre, frappait l'oeil par son impeccable propreté. Pas un brin de paille qui dépassât, par un crottin qui ne fut aussitôt ramassé pour être entassé dans la cour, pas le plus petit soupçon de désordre du côté des animaux. Jeunes et vieux, femmes et enfants, tous étaient priés de participer à la bonne santé des bêtes, laquelle commençait (étrangement pourrait-on dire) par l'impeccable état sanitaire de leur habitat.

Inutile de dire que celui de la maison passait bien après... Tout cela peu sembler aujourd'hui ressortir d'une époque bien lointaine, presque perdue dans les limbes du passé, mais le monde a tellement changé en quelques années.

L'électricité est venue, depuis, jeter sa lumière parfois cruelle dans le moindre recoin des habitations, obligeant les familles à prendre une conscience nouvelle de la salubrité de leurs demeures. L'accès à l'eau courante et les installations sanitaires intérieures sont aujourd'hui si courant qu'il semble moyenâgeux de ne pas en disposer.

Mais ce ne sont pas ces progrès-là qui ont fait changer Justin.

Loin de là.

Le changement de Laberrie s'est opéré sans que nous puissions le voir. Justin était parti au front, décidé comme bien des hommes à défendre sa patrie. Il l'a fait d'ailleurs avec courage et c'est une blessure qui nous l'a ramené. Une « marmite », comme disaient les poilus des tranchées, qui lui était presque tombé dessus et à laquelle il n'avait échappé que par le terrifant miracle d'un corps soufflé sur lui par l'explosion et dont la sanglante présence l'avait protégé du plus gros des dégats. Il s'en était tiré avec une blessure à la tête, sonné, hébété, mais vivant.

Est-ce cette blessure qui l'a changé ? Je n'en suis pas sûr.

Quoi qu'il en soit, lorsqu'il est rentré, il ne tenait pas encore tout à fait droit sur ses jambes. Victime de vertige fréquent, de nausées, de tremblement, il était si affaibli que nous avons craint qu'il ne se remette jamais tout à fait. Mais nous nous trompions. Quelques semaines ont suffit pour qu'il se rétablisse presque complètement.

Je dis « presque » parce que, si le physique s'est peu à peu reconstruit jusqu'à le rendre aussi solide qu'il l'était avant son départ, le mental, lui, ne semblait pas avoir retrouvé tout à fait son aplomb d'antan.

Les premiers signes en furent presque amusant. À peine debout, Justin nettoyait. Il frottait, briquait, lavait, époussetait, ramassait les poussières, les miettes, écartait la moindre toile d'araignée...

Au début, sa femme, Ernestine, que l'on avait toujours appelée Ninie, pour la différencier d'Ernestine la vieille, sa mère, avait trouvé la chose plaisante. Avoir un mari qui prend en charge avec autant d'efficacité que d'acharnement les tâches habituellement dévolues aux épouses, la chose avait de quoi la remplir de joie. Mais cette joie fut, hélas, d'assez courte durée.

Il lui fallut bientôt se rendre à l'évidence. La passion nouvelle de Justin pour la propreté dépassait de loin ce que le plus méticuleux des hygiénistes aurait pu attendre d'un intérieur fermier. Justin n'en finissait jamais ! Rien ne lui apparaissait jamais assez propre, aucune trace ne trouvait grâce à ses yeux, on le trouvait à toute heure du jour, un torchon à la main, baignant d'eau savonneuse les sols, les meubles, les banquettes, les murs même ! Puis le jour ne lui suffit plus ! Il lui fallut aussi la nuit pour assouvir son besoin de netteté... La vie familiale en devint difficile d'abord, puis impossible. Les enfants n'eurent plus le droit de rentrer en sabots, puis plus celui de manger à table, ce furent ensuite les vieux qui durent prendre leur repas sous l'auvent extérieur ! La femme de Justin ne parvenait plus à cuisiner sans que son mari ne soit derrière elle à grogner pour la moindre épluchure de pomme de terre tombée sur le sol...

Ninie a finit par venir m'en toucher un mot, un dimanche, au sortir de la messe. Justin n'y était pas, « il nettoie, Champêtre... il nettoie » m'a-t-elle soufflé en essuyant une larme. « J'en peux plus. C'est plus une vie chez nous ! »

J'avais compris, rien qu'à la voir, que quelque chose de grave se déroulait à la ferme. Pour qu'une femme de paysan du pays vienne se plaindre à un « étranger », il en faut beaucoup et si cet étranger fait partie des forces de l'ordre, il en faut énormément.

Lorsque je me suis présenté à la ferme, le lendemain, Justin était occupé à frotter les carreaux de sa cuisine. Juché sur un tabouret, il les astiquait avec un acharnement pathétique, frottant à s'en blesser les mains, le front en sueur, les mâchoires crispées, il frottait comme si sa vie en dépendait.

  • Hé bien, Justin, qu'est-ce qu'ils ont donc ces carreaux pour que vous vous acharniez ainsi ?

D'abord, il ne daigna pas me répondre, continuant à frotter, mais avec moins de force. Puis, enfin, ses bras retombèrent, ballant et il se tourna vers moi.

Il pleurait. De grosses larmes d'enfant, silencieuses, dévalaient ses joues et lorsqu'il m'adressa la parole, sa voix chevrotait si pitoyablement que j'eu du mal à le comprendre.

- C'est la boue, champêtre ! La boue des tranchées... il y en avait tant ! Elle était partout sur nous, jusque dans nos vêtements, dans nos chaussures, dans nos cheveux, la boue ! Collante, froide, impossible à ôter, formant des croûtes qui cassait en séchant... Nous y pataugions tous les jours, toutes les nuits ! Je la voie encore, tous les jours, je la sens sur moi, elle ne me quitte pas, elle ne me quittera plus, plus jamais ! La boue, champêtre, la boue que j'essaie d'enlever, toujours et partout, mais rien à faire... Rien à faire... elle est là... là !

En le disant, il se frappait le crâne du poing.

La boue était là, en effet. Et rien n'a jamais pu l'en déloger.

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