top of page

Chronique de septembre 2016

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »

​

 

Par chez nous, le témoignage d’une bonne santé, l’attribut visible de la stabilité familiale, la démonstration de la bonne gestion d’une ferme, la preuve de la bonne tenue d’un ménage et la confirmation de son avenir florissant passait aussi et peut-être avant tout le reste, par une table bien garnie.

Tant que les plats étaient nombreux, les assiettes débordantes et les pichets de bière frais servis, nul ne pouvait dire d’une maisonnée qu’elle allait à vau l’eau. La guerre, pour terrible qu’elle fut, n’avait rien changé à cet état de fait, si ce n’est quantitativement, bien entendu.

Le principe était resté identique, quand bien même, la définition de « bonne table » ne répondisse plus tout à fait aux critères d’antan. Reste que dans le village, recevoir ses invités ne pouvait s’imaginer sans avoir mis les petits plats dans les grands et la viande à rôtir.

La viande.

Voilà par excellence ce qui ne devait, ce qui ne pouvait manquer à une table qu’on voulait digne de ce nom. Nous étions carnivores ! La bonne chère était d’abord bonne « chair », boudins, rôtis, bout de côtes, lardons et jambonneaux étaient notre premier vocabulaire gastronomique. Et pour beaucoup, il n’y en avait pas de second. Mais voilà, avec le conflit, la viande…

Dire que les difficultés étaient nombreuses à s’en procurer serait parler bien bas. Dans les faits, il vint un moment où c’était presque impossible ! Entre les réquisitions et les maladies, le bétail que l’on parvenait à conserver faisait figure de richesse et les paysans se seraient mangé un bras plutôt que de se résoudre à abattre leurs bêtes.

Même les solipèdes nous étaient devenus indisponibles ! Oh, je sais qu’aujourd’hui, manger un cheval est devenu chose plus exceptionnelle (il se trouve même quelques bourgeoises suffisamment toquées d’amitiés animales pour trouver l’idée choquante), mais avant guerre c’était une denrée aussi courante que courue, si je puis dire. S’il en fut autrement pendant ces années-là, ce n’est pas que le goût nous en soit passé, mais plutôt que ces quadrupèdes périssodactyles se sont trouvés être plus utiles par leur force de travail que par la quantité de viande qu’ils représentaient. Au point même qu’ils nous étaient interdit, par ordre militaire, d’en abattre sans autorisation expresse de l’autorité. Ne nous arrivaient donc plus en boucherie que les bêtes blessées ou trop âgées, inaptes en tout cas au travail. Cette viande de seconde qualité n’était vendue (et avec parcimonie) que par la Freibank qui la délivrait, kilogramme par kilogramme, aux particuliers. Les bouchers ou charcutiers étant interdits d’achat, de peur sans doute qu’ils n’en fassent un commerce monopolistique.

Quant aux bovins, ovins ou volailles, en 1917, il fallait se lever tôt pour en trouver qui ne soit férocement gardé par une escouade de germains armés jusqu’à la gueule.

C’est dire dans quel embarras se trouva le comte Adelin d’Oultremont de Wégimont et de Warfusée lorsque vint le moment de fêter un important anniversaire. L’homme était certes de haute noblesse (je te dispense d’une généalogie aussi indigeste que peu intéressante) et nous ne lui connaissions pas de soucis financiers, loin s’en faut, mais si la nourriture du quotidien n’était jamais venue à lui manquer, les quantités utiles et nécessaires à une fête plus importante lui étaient aussi inaccessibles qu’au commun des mortels le manger de chaque jour.

Tu me diras, que nous importent les menues difficultés des puissants devant la mort des pauvres… C’est vrai, et je n’aurais pas évoqué l’homme s’il n’était lié à une amusante affaire de dissimulation.

Le responsable au quotidien de la Freibank était un nommé Konrad. Je l’avoue avec un peu de gêne aujourd’hui, mais avec plus d’amusement encore, nous l’appelions Konard… comme quoi le déplacement d’une simple voyelle peut changer bien des perspectives. Il méritait d’ailleurs tout à fait son surnom : le type rassemblait, en un agrégat peu agréable à l’œil, un regard porcin, souvent éteint, et une vilaine figure bouffie d’alcool dont le sourire aurait ouvert d’intéressantes perspectives à un dentiste en mal d’expérience, tout cela surmontant un énorme corps lourd d’un gras dont la mollesse s’agitait en tremblotement gélatineux au moindre pas du bonhomme.

Si encore le type avait été aimable, mais non ! Le cumul des défauts atteignait chez ce médiocre représentant des Ulhans une ampleur capitaliste ! Hargneux, désagréable, vindicatif, brutal dès que l’occasion ou la faiblesse de son interlocuteur le lui permettait, il était détesté avec une jolie unanimité dans un rayon de plusieurs kilomètres autour du village.

Son unique qualité, finalement, résidait dans une absorption de quantités peu communes d’alcools en tout genre. En l’occurrence, Konard était peu regardant sur le genre, l’année ou la couleur. Tout y passait : vinasse et pècket, bière et schnaps, tout pourvu que le degré de la boisson dépasse le nombre de pas nécessaire pour en attraper la bouteille.

Cette affinité avec la boisson profitait à chacun, bien entendu et sur ce point, tout assermenté que je fusse, je n’ai jamais été bien regardant.

J’ai pourtant été surpris, dois-je le dire, lorsque Monsieur le comte (c’est ainsi que nous l’appelions, certains allant jusqu’à lui donner du « not' monsieur » voir du « not' bon monsieur » pour les plus serviles) s’est présenté à la Freibank un beau matin d’avril. Rien ne l’interdisait, évidemment. Un homme riche est aussi un citoyen, mais ce citoyen-là n’avait guère besoin de se fournir en viande de second choix puisqu’il en avait de premier au château.

Malgré tout, la vision du bolide qu’il conduisait alors (l’homme était pilote d’avion autant que d’automobile) me procurait quelques frissons. Il faisait vrombir le moteur de vingt-quatre chevaux d’une Dasse, automobile carrossée à Verviers qui pouvait atteindre l’inimaginable vitesse de cinquante kilomètres par heure ! Quant à ce qu’il venait faire chez Konard…

En le voyant descendre de son engin, enveloppé de son grand imperméable blanc et coiffé d’une casquette impeccablement arrimée sur la chevelure la plus disciplinée qui soit, je remarquai immédiatement que le sac en papier qu’il tenait à la main rendait des sons cristallins que j’associais aussitôt à quelques bonnes bouteilles s’entrechoquant. Konard avait dû se faire la même idée parce qu’il s’était levé pour accueillir « not' monsieur » avec un empressement inhabituel. Je ne voyais là rien de bien répréhensible… C’est la répétition du fait qui m’a mis la puce à l’oreille.

C’est qu’au bout d’une semaine de ces bons (quoique peu loyaux) services, notre Konard était dans un tel état d’ébriété qu’il n’était plus capable de distinguer la vache du cheval ! C’est ainsi que la seconde semaine d’avril 1917 fut la seule et l’unique à voir un cortège de bovins livrés à l’abattage puis revendu comme viande de cheval de second choix par un Konard qui n’avait jamais aussi bien mérité son déplacement de voyelle…

Le plus drôle sans doute étant que, par mesure de sécurité certainement, le comte d’Oultremont avait tenu à déguiser ses bêtes d’une crinière et d’une queue dont ses propres chevaux avaient été délestés. Il parait même, notre Servais Noquette me l’a affirmé, qu’on l’aurait vu tenant de seller et de monter l’une de ces bêtes pourtant cornues. Mais cela, je ne peux l’affirmer, le témoignage n’est pas de première main…

bottom of page