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Chronique d'octobre 2016

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »

 

 

Madame Fraya est arrivée sans faire grand bruit, presque furtivement. Son étrange cortège, une carriole tirée par un cheval d’un noir profond, que conduisait un homme immense et maigre à faire peur, avait traversé le village de son allure lugubre à la tombée du jour. Les pans de toiles qui bâchaient le chariot, un peu comme ceux du grand ouest Américain, annonçaient en lettres aux dorures passées « la plus grande voyante du siècle » et un panneau de bois peint, brinqueballant sur un montant, précisait que « cartes, lignes de la main, boule de cristal et voyage astral » mettraient le chaland en prise directe avec son passé, son avenir, ses amours perdues et ses richesses promises.

L’homme juché sur la banquette conduisait l’attelage sans paraître le moins du monde intéressé par ce qui l’entourait. Son visage glabre, dépourvu du moindre poil, sur le crâne comme ailleurs, était figé dans une immobilité statufiée. N’y aurait-il eu les mouvements de ses doigts sur les rênes qu’on aurait pût imaginer qu’un mannequin de cire avait été placé là, effrayante figurant d’un cirque macabre annonciateur d’un avenir pourtant déjà bien sombre. Les pas du cheval, lourds et difficiles, disaient assez l’épuisant chemin que cette compagnie sinistre avait dû parcourir pour arriver jusqu’à nous. L’attelage traversa donc le village de bout en bout, avec la lenteur solennelle d’un corbillard, semant sur son passage un silence songeur et, sans doute, un peu craintif. Les sabots claquaient sur le pavé une sorte de glas et chacun de se demander pour qui celui-ci pouvait bien sonner…

Ce n’était pas, bien sûr, la première diseuse de bonne aventure que nous recevions à Soumagne, mais celle-ci m’avait immédiatement paru bien différente des autres. Il y avait de la douleur dans cette apparition, une soudaine atmosphère de tristesse, de pesanteur annonciatrice de bien des drames à venir.

La roulotte avait pris place à l’extrême limite de la commune, dans le dit « pré aux cordes », un champ bordé de sous-bois dont la triste réputation interdisait depuis toujours qu’on l’exploite de quelque façon. L’histoire de ce lieux-dit était si ancienne que plus personne chez nous n’était capable d’en retracer la vérité, mais il se disait que ce champ portait malheur depuis qu’une famille entière y avait connu une fin tragique des dizaines d’années auparavant. Sur la forme qu’avait prise cette fin, les anciens oscillaient entre l’assassinat par le père de famille de sa femme et de ses trois rejetons, l’incendie provoqué par une succession d’éclairs étranges ou l’empoisonnement lent qu’aurait prémédité un vieillard à la réputation sulfureuse de sorcellerie… Quoiqu’il en soit, les faits étaient trop anciens pour qu’on s’accorde, mais nos gens continuaient à éviter soigneusement de passer aux abords de l’endroit lorsque le crépuscule le bordait de sombre.

Faut-il le dire ? Le choix de son emplacement fit beaucoup pour asseoir la réputation de Madame Fraya. Son pouvoir, caquetaient les femmes du village, devait être bien grand pour avoir trouvé aussi vite l’unique lieu maudit des environs ! Nul autre endroit dans la commune n’aurait mieux convenu à ce commerce avec les forces mystérieuses du monde des esprits et nous devions avouer que la vue de cette roulotte isolée dans quelques bancs de brumes sous la lumière parcimonieuse de la lune avait de quoi réveiller bien des frayeurs.

Lorsque je passai devant leur campement, le froid était assez mordant pour que mon souffle s’envole en volutes blanches. Devant la roulotte, la silhouette squelettique de l’homme se détachait, dans un contre-jour que n’eut pas renié Dante pour sa descente aux enfers, sur un large feu de bois au-dessus duquel il tendait des mains aux doigts trop longs. Il se tenait ainsi, si économe de ses mouvements, qu’on pouvait l’observer plusieurs minutes avant qu’il ne daigne se mouvoir. De Madame Fraya en ce premier soir, nous n’avions pas aperçu grand-chose. De l’endroit où je me tenais ce soir-là, je n’en distinguais rien de plus. A peine un rideau, soulevé un court instant sur la petite fenêtre de ce qui lui servait à la fois de logis et de salon de voyance, me permit-il d’entrevoir son profil mince et anguleux mais sans que je puisse vraiment en distinguer les traits. J’étais bien décidé à la rencontrer dès le lendemain… Pourtant, il me faudrait attendre plusieurs jours avant de pouvoir tenir cette promesse. Et pendant ces quelques journées, les choses, hélas, auraient bien changés…

Ma première impression, en me levant le lendemain, fut que la nuit ne nous avait pas quittés. Pour le dire exactement, j’eu le sentiment très profond, pendant quelques secondes, que la nuit ne nous quitterait plus, qu’elle avait définitivement installé son voile sur le monde et que plus jamais nous ne verrions briller la lumière du jour. Ma chambre était noyée d’une pâle lueur pourtant, mais si faible, si blafarde, si souffreteuse qu’une lune pleine par temps clair en aurait donné plus.

Un regard au travers des rideaux ne me rassura pas. Le monde s’était arrêté à un mètre de la maison. Je ne distinguais pas même le mur du logis d’en face. Le brouillard était si dense qu’en ouvrant la fenêtre j’eu le sentiment qu’il allait lui opposer une résistance et que je resterais là, enfermé dans mes quatre pièces, jusqu’au retour improbable d’un temps plus clément. L’air était froid, bien plus qu’il ne l’aurait dû ce début d’automne, et les sons qui me parvenaient de la rue étaient comme ouatés de silence. De ma vie, je n’avais vu pareille purée de pois. J’en étais fasciné. Cette blancheur mouvante avait quelque chose d’irréel, de sournois aussi. Le regard y perdait ses repères et je me surprenais (comme j’en surprendrais d’autres pendant quelques jours) à plisser les yeux comme pour le forcer à se dissiper, cherchant quelque chose à voir, une forme solide à laquelle me raccrocher… Mais il n’y avait rien. Et cinq journées durant, il n’y eut rien de plus.

Ma tournée du matin fut des plus étranges. Les corps des ouvriers qui se dirigeaient vers la Belle Fleur s’étaient mués en masses indistinctes, sortes d’ectoplasmes qu’on entendait avant d’en voir émerger les couleurs passées. Le son des godillots comme le pas des chevaux était subtilement déformés. Il rebondissait en échos assourdis, semblant tour à tour plus lointain ou plus proche qu’il ne l’était en réalité. Je voyais débouler soudain des passants dont j’avais ignoré la présence et qui me tombait pour ainsi dire dans les bras au détour d’un croisement. Tous arboraient le même air un peu égaré, entre joie enfantine de s’engager dans un espace nouveau et inconnu et peur plus ancestrale de ce qui pouvait s’y dissimuler à la vue.

Le brouillard imposait sa loi et cette loi était de silence, de mystère et de crainte.

Ces quelques jours de blancheur aboutiraient à la mort d’Edgard Malempré. Mais cela, rien ne pouvait encore me le laisser deviner.

(A suivre)

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