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Chronique de juin 2016

« Je soussigné Charles Loesenborgh, Garde-Champêtre âgé de 62 ans, dûment assermenté certifie que... »

 

 

Les Loosens et les Denis ne se sont jamais vraiment entendus, jamais tout à fait compris. Ces deux familles-là étaient opposées par une de ces vieilles querelles dont personne n’était plus capable de démêler l’écheveau.

De tout temps, dans tous les villages du monde je le suppose, il y a eu des histoires similaires. De petites guerres, déclarées en des temps immémoriaux par des ancêtres retournés à l’anonymat des défunts ordinaires, des malentendus peut-être nés pour des raisons ou des déraisons sans commune mesure avec les conséquences qui en découlent par la suite. Heurts de partage de terres, vente aux termes mal définis, injustices d’une décision officielle, mariages mal arrangés, tromperies de couples mal assortis, amours illégitimes… Tant de choses, grandes et petites, peuvent donner la main à ces disputes… D’ordinaire, ces querelles s’éteignent avec ceux qui les ont éveillées.

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Mais pas toujours.

Certaines d’entre-elles perdurent, se renforcent avec le passage du temps, forgeant au sein des familles une sorte de légende ou de malédiction qui désigne en ennemi juré tel ou tel du village. L’éducation des enfants se fait alors dans le respect des sacrifices anciens et dans la haine à entretenir, à reconstituer, générations après générations, contre les maudits qui ont fait… qui ont fait quoi ? On ne le sait plus, mais on reste sûr qu’ils l’ont fait avec une volonté méchante, une âpreté à la nuisance qui ne mérite que vengeance.

Telles étaient les deux familles Loosens et Denis.

Haineuse.

De ces petites haines pâlottes et souffreteuses qui ne flambent que rarement mais dont les braises couvent plutôt en attendant le moment d’incendier les bastions de l’ennemi.

Les années terribles de la guerre furent ce moment.

On pourrait croire qu’un ennemi commun doit permettre à ces vieilles querelles de s’éteindre. Ce ne fut pas le cas. Moi-même, je l’ai crû pourtant.

Les deux pères de familles avaient été emmenés, aux premiers jours d’Août, faits prisonniers et nous étions sans nouvelles probantes depuis plusieurs mois.

Joséphine Loosens, épaisse mère d’une famille de quatre enfants, s’en tirait sans difficultés visibles. Elle s’employait avec autant d’énergie au nettoyage de quelques maisons bourgeoises qu’à la vidange de nombreuses bouteilles de breuvages divers dans les estaminets des environs. Aussi braillarde qu’un camelot en jour de foire, on l’entendait plus souvent qu’à son tour hurler après ses marmots ou agonir un ouvrier qui aurait eu la main un peu leste. Fine l’épaisse, comme l’avait surnommée les commères, n’était au demeurant pas plus subtile d’esprit que de corps. Courageuse, oui. Cela, on ne peut pas lui ôter. C’était, quoi qu’il lui en coûte certains matins d’après boire, une femme à l’énergie inépuisable. Jamais on ne l’avait vu refuser l’ouvrage, jamais ses enfants n’avaient manqué de rien. Bien sûr, la douceur n’était à l’époque pas une valeur tenue en haute estime dans l’éducation…

Si Fine n’était pas vraiment appréciée, on ne peut pas dire qu’elle ait été détestée.

Jeanne Denis, c’était une autre histoire.

Reflet inversé de la première, Jeanne avait la maigreur sèche des femmes qui rongent leur frein. Aussi silencieuse que Fine était bruyante, elle promenait une mine invariablement renfrognée dans les rues du village. En la voyant trottiner sur ses petites bottines noires, on avait l’impression qu’il ne pleuvait jamais que sur elle. Sa solitude devait être immense. Ni famille, même éloignée, ni amis même distants, Jeanne vivait dans une maison pourtant cossue. Sans être riche, elle disposait visiblement d’un confortable pécule et ne devait s’inquiéter que de peu de choses. Jeanne travaillait néanmoins, pour de plus bourgeois qu’elle. Ses fonctions l’approchaient plutôt du statut de gouvernante que de celui de souillon, mais elles l’amenaient souvent à rencontrer Fine chez des employeurs communs.

Ces rencontres ne firent rien, c’est évident pour apaiser les rancœurs qui opposaient les deux familles.

Elles ne s’étaient jamais aimées, c’est vrai. Mais aime-t-on ceux qui nous sont supérieurs d’un cran ? On voit bien souvent l’ouvrier détester bien plus son contremaître que le patron qui détient l’entreprise. Le simple soldat haïr un lieutenant et ne pas tenir rigueur au général de les envoyer tout deux se faire réduire en charpie. Nombre de villageois me tenait en rancune mais n’aurait jamais élevé la voix contre un ministre, fut-il le plus imbécile des parlementaires.

Ainsi en était-il de Fine. À la voir maugréer contre Jeanne, on en eut presque conclu que celle-ci était responsable de ses conditions de travail. De regards en coin en médisances, l’inimitié s’envenima en franche détestation. D’un côté comme de l’autre, les difficultés présentes se mêlaient aux querelles du passé pour former un inextricable nœud de rancunes.

Les rumeurs villageoises venaient, comme souvent, jeter de l’huile où l’eau aurait été nécessaire. La visible santé financière de Jeanne fut bientôt suspecte. Dans ces moments où nous étions nombreux à avoir faim, elle semblait trop bien portante pour qu’une malhonnêteté n’y soit pour quelque chose. Et de malhonnêteté, la pire était sans doute le commerce avec l’occupant.

Vint un jour où les premières injures fusèrent.

Qui le proféra d’abord ? Je ne le sais pas. Fine peut-être ? Je ne pourrais le jurer. Mais si elle ne fut pas la première, elle fut loin d’être la dernière.

« L’allemande ». Le cri sortit d’une fenêtre du café de la Gare de Micheroux. « L’allemande !", rien de pire ne pouvait être dit. Rien de plus dangereux. Rien de plus facile non plus.

Je ne le vis pas, mais je pus l’imaginer sans peine. La surprise d’abord sur le visage de Jeanne, les yeux qui cherchent à qui ces mots s’adressent, puis la compréhension et la honte, le corps qui se tasse un peu plus, les pas qui s’allongent presque en fuite pour échapper à ce terrible opprobre. L’allemande !

Et Jeanne de ne rien dire…

Des mois durant, la suspicion gonfla comme la grenouille de la fable, jusqu’à éclater en hurlements dans les bistrots. Il me fallut intervenir plus d’une fois pour éviter aux plus ivres de commettre une faute irréparable.

Jeanne… Collaborer avec l’ennemi ? Tout mon être se révulsait rien qu’à cette idée. Je dois avouer pourtant que, peu à peu, le poison des on-dits faisait son chemin en moi. Je finis presque par croire, moi aussi, qu’il y avait quelque chose de louche à son attitude… Après tout, ne travaillait-elle pas dans la maison réquisitionnée par un commandant ? Obligation, disait-elle, et ce devait être vrai… Et puis, cet argent dont elle paraissait disposer sans que l’on sache vraiment d’où il venait… Héritage, aurait-elle répondu…

Ce n’est qu’en 1919 que nous avons compris. Lorsque Jeanne fut remerciée officiellement de sa participation à un réseau de renseignement qui avait fait tant de tort à l’armée occupante pendant toute la guerre. Jeanne put enfin redresser la tête et sourire. Un sourire qui n’était pas exempt d’une sorte de rancœur un peu lasse.

Et s’il y eut de nombreux applaudissements, quelques excuses aussi, c’est le silence de Fine qui fit le plus de bruit. Car ce jour-là, et les suivant Fine se tut. Il y a des rancunes que rien ne peut éteindre.

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