Chronique du Champêtre... décembre 2014
C’est étrange, le début d’une guerre, petit. Peut-on être libre ? Est-ce seulement possible, envisageable ou simplement imaginable ? Coincés entre le besoin de se reposer et le travail qui ne souffre pasd’attendre, pressés comme les pommespour le cidre par des patrons qui en veulent toujours plus en donnant toujours moins, écrasés, fusillés, menés à l’abattoir par des sabreurs qui ne connaissent les champs de bataille que sur des cartes d’états-majors... Voilà ce qu’est une vie d’homme libre aujourd’hui.
Pourtant, petit Charles, il y en a qui s’en échappent.
Pas beaucoup sans doute, mais suffi samment pour que les autres gardent l’espoir.
Servais Legrand était un de ceux-là.
Servais Legrand pour l’état civil. Servais Noquette pour le reste du monde.
Noquette était ce qu’on appelle un barakie. Un de ces personnages qui errent de-ci de-là, sans attaches ni laisses, sans passé ni avenir.
Des errants, la guerre nous en a donné beaucoup, c’est vrai, mais ceux-là n’avaient rien de comparable à Noquette. C’étaient des gens jetés sur les chemins par la peur, par la sauvagerie et l’horreur des combats. Noquette, lui, n’était jeté par personne... Ou alors par chacun.
Son surnom lui venait de son occupation principale qui consistait à ramasser le crottin de cheval pour en faire du fumier. Un fumier idéal pour les potagers, très demandé par tout ceux qui n’avaient pas le courage d’aller eux-mêmes ramasser la merde dans les rues. C’était un faiseur de plaquisse aussi, tu sais un mélange d’argile et de poussière de charbon qu’on utilisait comme combustible.
Mais il était surtout faiseur de rien. Rêveur aux étoiles, bailleur aux corneilles, libre comme l’air, voilà ce qu’il était ! Noquette, je ne l’ai jamais vu se fatiguer plus que de raison. En été, il dormait à la lueur de la lune, en hiver dans les granges.
Te dire s’il était heureux, je ne saurais pas. Mais libre, indépendant, solitaire et fier ! Ça, oui.
Il pouvait bien sentir comme une étable en plein midi, je ne l’ai jamais vu se promener autrement que coiffé d’un melon noir et serré dans une grande redingote boutonnée jusqu’au col. C’était son élégance à lui.
J’en ai vu des puissants. Des bourgeois aux mains blanches, des élégantes chapeautées de plumes, mais j’ai souvent pensé qu’avec ses mains crottées et ses ongles noirs de charbon, Noquette les avait plus propres que la plupart d’entre eux.
Il y a eu un jour pourtant, un seul jour, où je l’ai vu en bras de chemise. Un jour d’hiver 1916. Noël n’était pas loin, mais les cadeaux avaient dû rester cachés dans un endroit secret...
Cet hiver-là n’était pas des plus drôle, tu peux m’en croire. Il faisait faim et froid. Les Allemands nous volaient jusqu’à l’idée d’un bon repas... Au cours de cette maudite saison-là, j’avais vu Servais Noquette plus maigre que jamais. Quand le commun est misérable, les miséreux sont squelettiques.
C’est pas tellement qu’on ne voulait plus l’aider, c’est qu’on ne pouvait plus. Et puis, de toute façon, Noquette ne demandait rien à personne. Il ne l’avait jamais vraiment fait, n’est-ce pas... Il faut que ce soit dit aussi. Servais Noquette se contentait d’être là, posé sur un banc ou sur borne, un vieux mégot éteint dans la main droite, à vous regarder d’un oeil pétillant d’une malice aussi ancienne que le diable. Mais jamais je ne l’avais vu s’abaisser à demander quoi que ce soit. Simplement, en le voyant assis là, immobile et sage, quelque chose à l’intérieur de vous-même, quelque chose comme un fond d’humanité, vous poussait à lui échanger un peu de nourriture ou un toit contre une heure ou deux de travail.
Mais en 1916, alors que la guerre n’en finissait pas de ne pas finir, plus personne n’avait grand-chose à lui proposer. Nous avions tous trop faim, trop froid, trop peur pour considérer que notre prochain pouvait aussi être ce drôle de type sous son melon usé.
Puis il y a eu ce dimanche.
On ne devait pas être bien loin du réveillon. Le mois de décembre avait été mauvais. Un temps pourri de pluie froide qui nous tombait dessus sans presque s’arrêter. Tous les jours, les vieux serinaient dans un rire jaune « qu’il n’avait plus qu’une fois ». Dans le bas du village, la Magne avait tant grossi que de ruisseau elle était devenue rivière. On pataugeait dans la boue du matin au soir et même le sol des maisons les plus pauvres collait aux fonds des sabots.
Tout ça n’avait pas empêché l’église de faire le plein. Depuis le début des combats, faut dire que les affaires de Dieu avaient plutôt repris du poil de la bête.
La messe, personnellement, je n’y étais pas très assidu. Pas que je sois vraiment contre, mais je n’étais pas vraiment pour. J’avais sans doute vu la mort de trop près pour être en confiance avec le ciel... Ce dimanche-là pourtant j’y étais. Il ne faisait pas très chaud dans l’église, mais parfois le simple fait d’être avec d’autres gens vous réchauffe mieux qu’un feu de bois.
Comme toute chose, bonne ou mauvaise, les messes ont une fin. La fin de celle-ci a été... Particulière.
Noquette n’y était pas, évidemment. Je crois que je ne l’ai jamais vu passer le seuil d’une église. Dieu seul sait s’il aurait pu y trouver du réconfort, mais lui ne le voulait pas. D’autres auraient brandi un étendard, crié « ni Dieu, ni Maître ». Noquette lui laissait s’éteindre les bruits passagers du monde sans leur jeter d’autre attention qu’un regard légèrement méprisant.
Ce dimanche-là pourtant, alors qu’au sortir de la messe, la pluie tombait plus dru encore, éclaboussant de glace les mieux vêtus, creusant des rigoles de boue collante et froide dans lesquelles faire le moindre pas devenait un exercice périlleux, ce dimanche-là, Noquette devait jeter autre chose qu’un regard.
Ganté, chapeauté, manteau fermé, écharpe nouée, un notable sortait au plus vite, sautillant par-dessus les fl aques d’une démarche où pesait à la fois son âge et sa lourdeur d’homme bien nourri. Sa femme le suivait, la toilette endeuillée de terre, la plume au chapeau un peu dépenaillée, mais tenant haut son rang d’un sourire qui méprise la tempête. Jusqu’au moment où son mari, oublieux de la dame, arrivé sous le couvert de sa voiture, laissa sa femme en mal de traverser le fl euve boueux qu’était devenue la rue.
La dame, couverte encore par le porche de l’église, le regardait d’un air insistant d’abord, puis légèrement inquiet et carrément courroucé lorsqu’elle le vit pénétrer la voiture sans lui jeter un regard.
C’est là que notre Noquette se délesta de son manteau pour le jeter dans la boue, offrant son bras à la dame qui ne le refusa pas, pour l’aider à traverser à pieds secs. Plus trempé qu’une soupe, la chemise, fort sale, collée au corps, Servais Noquette mérita plus encore mon respect lorsqu’il se découvrit en ouvrant la portière. Sur son crâne dégarni cognaient les gouttes, mais sur son visage un sourire vainqueur flottait.
Je me dois de dire que, souvent, dans mes rêves, il flotte encore, brillant comme un soleil de printemps.