Chronique du Champêtre
Le plus terrible, petit, c’est la faim.
Pas la faim saine et joyeuse qui te prend quand tu rentres de promenade, bien sûr. Pas cette fringale soudaine que donne le grand air et qui te fait soudain te sentir plus vivant, presque plus énergique. Cela, petit, c’est l’appétit et l’appétit est le conjoint de la vie.
La faim est compagne de mort.
La faim est une bête vicieuse, un rongeur méprisable qui se tapit au plus profond de ton être pour y faire son incessant travail de sape. Un rongeur, c’est ça. Minuscule d’abord, tout en petits pincements, en morsures sans vraies gravités mais dont les douleurs accumulées t’ajoutent un poids, une lourdeur, une absence au fond du corps.
La faim t’accompagne partout et toujours. Elle ne te quitte pas une seconde. Tu crois pouvoir l’oublier, parfois, mais elle ne t’oublie pas. Elle ne te laisse pas faire. Il n’est rien, pas le moindre geste, pas la moindre parole, pas le moindre regard qu’elle n’accompagne de son vide grandissant.
La soif tue aussi, Charles, mais elle reste un bourreau magnanime car elle tue vite. La faim rend fou d’abord, agressif et faible, veule et pleurnichard... La faim, avant de tuer, fait ressortir des tréfonds de l’âme humaine ce qui s’y dissimule de plus immonde et de plus laid. Les monstres les plus terribles n’attendent que la faim pour mettre les plus forts à merci.
La faim ne fut qu’un des visages, parmi tant d’autres, que prit la guerre, mais ce fut l’un des plus terrible.
Chez nous, elle mit un certain temps à faire son nid. Nous avions la chance d’être une campagne riche de ses cultures et de ses élevages et, malgré les rapines et les réquisitions allemandes, nous avons tenu sur les réserves insoupçonnées de ruse et d’avarice de nos paysans.
Prendre le fruit de son travail à un paysan n’est certes pas chose aisée, les Allemands l’ont appris.
Malgré tout, pour âpre qu’elle soit, notre résistance resta passive et le nombre des soldats allait grandissant. De même, leurs besoins.
Vint un moment où nos réserves furent inexistantes.
Tu t’en doutes, les nantis ne craignaient rien. Les bourgeois, qu’ils soient notaires, médecins, gros propriétaires, n’ont pas eu faim. Jamais. On les vit pourtant moins dans les rues, comme si le fait de promener leur insolente santé dans un pays gangrené par le manque avait fini par les gêner aux entournures. Je ne dis pas qu’ils ne faisaient rien pour aider le peuple, mais les choses sont ce qu’elles sont : l’aide du bourgeois ne va jamais, tu m’entends petit, jamais ! jusqu’au partage équitable de ses richesses. S’il y avait équité, le monde se porterait bien. Ce n’est pas le cas...
Les nantis, donc, sauvèrent comme toujours leur peau en se payant sur celles des pauvres. Les pauvres, quant à eux, n’eurent plus qu’à crever, lentement parfois, insidieusement, sans que nous n’y voyions rien, mais ils crevèrent aussi sûrement que les soldats au front. Et comme les soldats au front, certains se muèrent en bêtes terribles.
Noël venait de passer, les premiers jours de 1917, sombres et froids comme par mimétisme avec notre douleur, ne s’éclairaient d’aucunes lueurs. L’espoir semblait avoir été définitivement enterré sous les cadavres innombrables des lignes de front. Je ne voyais, dans mes tournées quotidiennes, que des visages creusés, des yeux cernés de violet, des membres décharnés, des parents hagards qui faisaient taire l’appétit des enfants en faisant bouillir et rebouillir des os blanchis depuis des lustres dans des bouillons d’herbes sans saveurs.
Pas de plaintes, pas de gémissements. Peu de mots, fi nalement, peuvent traduire la détresse de celui qui ajoute à sa faim celle de ses enfants. Mais certains regards, la crispation d’un poing, des mâchoires qui se serrent disent autant que le verbe que la folie, parfois, n’est pas loin. C’est pour cela, sans doute, que mes patrouilles me menaient souvent dans les quartiers ouvriers. Je savais confusément que couvaient des appétits monstrueux sous la braise des rancoeurs. Aurais-je pu imaginer ce qui allait se passer ? Non. Personne ne l’aurait pu.
Ho, bien sûr, les chiens d’abord, puis les chats, plus utiles dans ces endroits où grouillait une vermine de rongeurs toujours plus agressifs, se faisaient moins nombreux. Je savais que leur viande devait agrémenter quelques soupers et si l’idée de manger une cuisse de félin m’aurait révolté quelques semaines auparavant, je dois avouer qu’à ce moment-là, il m’est arrivé de saliver à l’idée de m’y laisser aller, moi aussi.
Nul n’en soufflait mot. Chacun savait, évidemment, et les voisins se regardaient entre-eux d’un air qui passait de la suspicion à l’envie mais sans qu’aucun reproche ne franchisse leurs lèvres.
Puis il y eut cette disparition.
Dorothée, une gamine de cinq ou six ans à peine.
Pour dire le vrai, je ne l’avais jamais vue. J’ai en tout cas été incapable de remettre un visage sur son nom. C’est quelque chose qui me hante encore aujourd’hui : comme si j’avais trahi cette enfant jusque dans sa tombe, comme si je l’avais abandonnée à une infi nie solitude dans la froideur de l’absence. J’ai essayé pourtant, de toutes mes forces, j’ai essayé d’évoquer son image, de raccrocher un sourire, un éclat de voix, un regard à son nom. Mais rien n’est venu. Que le silence, le vide, le néant.
Ce sont ses parents qui m’ont alerté. Sans le vouloir. Mais à leurs visages soudain plus rosés, à leur gestes plus vifs, quelque chose au fond de mon estomac s’est retourné. Doit-on l’appeler intuition ? Ce matin-là, j’eus immédiatement le sentiment que les pires cauchemars de l’enfance, que les plus terrifi ants des contes d’ogres et d’ogresses puisaient leurs racines dans une réalité qui venait de frapper à mon huis.
Une chaussette sale était posée, tombée sans doute, sur le pas de la porte. Une chaussette que le père s’empressa de ramasser lorsqu’il me vit passer. Une chaussette parfaitement idiote dans laquelle j’imaginais aussitôt le pied menu d’une enfant. Mais d’enfant, il n’y avait pas.
J’aurais pu passer mon chemin. J’aurais pu ne rien voir, il s’en fallait d’un cheveu. Mais le regard du père en ramassant ce petit morceau de tissu, son regard noir d’une culpabilité monstrueuse et... Cette langue qui passait sur ses lèvres...
Je suis entré. La maison était terriblement silencieuse. La mère était une ombre aux mains tremblantes, écroulée sans forces sur une chaise unique. Sur le poêle frémissait un plat mijoté.
J’avais compris, bien avant de humer l’odeur qui embuait la misérable demeure. J’avais compris, mais, ô dieu, l’odeur me fit envie ! L’odeur me fit envie !
Je n’ai jamais pu retrouver l’image de cette petite, je n’en garde aucun souvenir. Je n’ai plus en tête que les marmottements de la mère, une phrase répétée sans cesse, presque balbutiée, mouillée de larmes, salie de morve, comme la dernière supplique de l’âme désormais damnée qu’elle était.
- C’tait une bonne fille, Dorothée ! Une bonne fille...